Mahamat Idriss Déby Itno (centre) à N’Djamena, le 20 août 2022. © Présidence du Tchad
La matinée touche à sa fin à N’Djamena et, en plein cœur de la capitale, la température continue de grimper. Quelques chanceux parviennent encore à faire fonctionner leur climatisation mais, les coupures d’électricité s’éternisant en ce mois de mai, le Tchad suffoque plus encore que d’habitude. Quelques jours plus tôt, dans un quartier périphérique de la ville, un employé de la Société nationale d’électricité (SNE) a échappé de peu à une foule vengeresse. Les files d’attente s’allongent à l’excès devant les stations-service, obligeant les usagers à patienter quatre ou cinq heures sans assurance de repartir autrement que bredouille. L’unique raffinerie du Tchad effectuant ses opérations de maintenance, comme tous les deux ans, le carburant n’arrive plus.
Le gouvernement a délivré en urgence des autorisations exceptionnelles d’importation pour régler la crise. Mais l’initiative n’est pas suffisante. En ce mardi midi, la primature est donc plongée dans le noir. L’électricité ne circule plus et les groupes électrogènes n’ont pas pris le relais, faute de fioul. Jusque dans les bureaux du Premier ministre, Saleh Kebzabo, où la température pousse davantage au repos qu’au surmenage, on s’oriente à la lueur des téléphones portables si tant est que ceux-ci aient conservé suffisamment de batterie. À quelques encablures de là, dans le ministère flambant neuf des Affaires étrangères, la situation est la même. Les ascenseurs, à l’arrêt, ne permettent plus d’accéder aux bureaux de Mahamat Saleh Annadif, au cinquième étage.
Les généraux privés de courant
Le 3 mai, conscient de cette situation explosive, le président Mahamat Idriss Déby Itno a nommé un nouveau directeur général à la SNE. Peu connu du public, celui-ci n’a rien à voir avec le secteur de l’énergie. Cet ancien gouverneur du Logone-Oriental n’est ni technicien ni administrateur : Ramadan Erdebou est général de l’armée. Vieux compagnon de route de feu Idriss Déby Itno, il a vu grandir le fils de ce dernier, aujourd’hui à la tête de l’État. Est-il l’homme de la situation ? En tout cas, le général a pris une première mesure : le 9 mai, il a informé que la SNE ne serait plus en mesure d’assurer la desserte des bénéficiaires de la prise en charge en électricité. En d’autres termes, il met fin temporairement aux privilèges de gratuité accordés par l’État à certains de ses commis.
Une mesure symbolique ? Parmi les bénéficiaires de la gratuité de l’énergie figurent en effet les généraux de l’armée. « C’est passé relativement inaperçu, mais c’est un risque majeur. Lorsqu’on touche aux privilèges des généraux, on ne sait jamais jusqu’où cela peut aller », glisse un cadre – civil – de l’administration. « Le président a grandi avec les hauts gradés. Il sait que cette mesure, même temporaire, est risquée. Mais peut-être qu’il faut le voir comme le début d’une volonté de réformer l’armée par petites touches », ose un conseiller de Mahamat Idriss Déby Itno. En privé, le chef de l’État a d’ailleurs confié que l’un des défis de son éventuel premier mandat – s’il venait à se présenter à la présidentielle puis à la remporter – serait cette réforme du secteur militaire.
En mars dernier, il a déjà fait adopter une ordonnance sur le statut général des militaires, dont l’objectif à terme est de revoir les règles de progression dans la hiérarchie et le système de retraite, en particulier des hauts gradés. « Aujourd’hui, aucun général tchadien ou presque ne part à la retraite car cela ne lui permettrait pas de maintenir son train de vie. Résultat : les effectifs des hauts gradés ne cessent d’augmenter », explique un familier du sérail. Le chantier est de taille : si certains officiels, eux-mêmes militaires, avancent un chiffre d’environ 400, l’armée compterait en réalité environ 600 généraux. Soit, en cumulé, autant que la France et les États-Unis en 2022. Le résultat de décisions bien plus politiques que militaires.
Des étoiles et des allégeances
Retour début décembre 2022. Le gouvernement de Saleh Kebzabo n’est installé que depuis un peu plus de deux mois, et le pays tente encore de panser les plaies de la journée meurtrière du 20 octobre, lors de laquelle la répression de manifestations avait fait, selon la Ligue tchadienne des droits de l’homme, 218 morts (73, selon le gouvernement). La deuxième phase de la transition commence mal et Mahamat Idriss Déby Itno est fragilisé. Le président n’a encore rien dévoilé de ses ambitions pour l’avenir. Il n’a ni confirmé ni infirmé vouloir se porter candidat à la future élection présidentielle prévue en 2024. Mais le dialogue national inclusif lui en ayant laissé la possibilité, plusieurs de ses conseillers y travaillent déjà.
UN PÈRE, UN FILS ET UN NEVEU PEUVENT ÊTRE TOUS LES TROIS GÉNÉRAUX
S’il devait concourir, porterait-il l’étiquette du Mouvement patriotique du salut (MPS, l’ancien parti au pouvoir) ? Ou créerait-il une nouvelle formation, comme le lui suggèrent ses plus proches ? Mahamat Idriss Déby Itno sait qu’il n’est pas encore urgent de trancher et surtout de se dévoiler. Mais l’heure n’en est pas moins à consolider le principal pilier de sa puissance : l’armée. En ce mois de décembre, il décide alors de recourir à l’une des armes favorites de son défunt père : la nomination. En deux décrets, lesquels ne sont malheureusement pas consultables en ligne sur le site de la présidence, il créé 78 nouveaux généraux. « Du jamais-vu, assure un ancien ministre. Il est dans une stratégie qui consiste à tendre la main à son clan. »
« Il fait passer l’idée qu’il veut réformer l’armée. Mais en même temps, pour consolider son pouvoir, il utilise la nomination des élites du Nord – en grande majorité des Zaghawas, accompagnés de quelques Goranes et Arabes – dans la hiérarchie militaire », concède une source sécuritaire à N’Djamena. « Dans certaines zones du pays, un père, un fils et un neveu peuvent être tous les trois généraux », ajoute un autre membre de la grande muette. Un proche de la présidence abonde encore dans ce sens : « La nomination des généraux a toujours été un moyen de renforcer les allégeances, en particulier chez les Zaghawas. Idriss Déby Itno [lui-même zaghawa] s’en est souvent servi, en particulier quand les frères Erdimi sont entrés en rébellion. Son fils [qui est aussi gorane par sa mère] fait la même chose, à plus grande échelle. »
Une armée en or massif
« Son père a eu des décennies pour asseoir un pouvoir qu’il avait lui-même conquis. Lui n’a qu’un an ou deux et il n’a pas la même légitimité, poursuit notre source qui a comme toutes les autres souhaité rester anonyme. La plupart n’ont pas de véritable poste. Ils n’ont pas d’unité à commander. Leur grade n’est qu’un titre et une façon de les attacher au pouvoir. » Un « titre » qui s’accompagne tout de même de beaucoup d’avantages. Gratuité des soins de santé, de l’accès à l’électricité, à l’eau ou au carburant, mise à disposition d’un véhicule de fonction, entretien d’une équipe d’une dizaine de gardes… Sans compter un salaire mensuel d’environ deux millions de francs CFA (soit 3 053 euros).
« Ces avantages ne sont pas exorbitants. Mais multipliés par 600, cela impacte le budget de l’État », déplore une source diplomatique. Outre les privilèges en nature, les salaires des généraux coûteraient à l’État une dizaine de milliards de francs CFA au bas mot, auquel il faut ajouter le manque à gagner dû aux avantages sociaux de ces bénéficiaires. Plusieurs partenaires internationaux n’ont d’ailleurs pas manqué de pointer ces chiffres et d’alerter, diplomatiquement, les autorités de la transition. En vain, semble-t-il, en partie en raison d’un contexte sécuritaire régional difficile. Le budget du ministère des Armées a donc encore augmenté de 245 % entre 2022 et 2023, tandis que celui de l’Éducation civique diminuait de 18 %.
« Et puis il y a la possibilité pour chacun de placer des proches dans l’administration, déplore encore un haut fonctionnaire. Il leur suffit d’appeler un directeur pour glisser le nom d’un cousin, d’un neveu ou d’un fils. » D’où un énième effet pervers, poursuit notre source : « On se retrouve avec une administration où l’attribution des postes n’a rien à voir avec les compétences ou le mérite. » « Si ce système fonctionnait pour l’ensemble des élites tchadiennes, ce serait finalement un moindre mal, confie un ancien ministre originaire du sud du pays. Mais cela concerne en réalité les Zaghawas dans presque trois quarts des cas. Et le reste revient aux Goranes et aux Arabes, qui sont associés au pouvoir. Le déséquilibre régional ne fait que s’accentuer. »
Promesses et coudées franches
Confortablement installé dans le salon de sa résidence située en périphérie de N’Djamena, un homme attend d’accéder au statut de général. Rallié à Idriss Déby Itno lors de la campagne pour la présidentielle 2021, Baba Laddé assure que le défunt président lui avait promis une telle nomination en échange de son ralliement. Originaire de Bongor, l’ancien rebelle devait alors apporter avec lui le soutien des communautés peules de sa région natale. Après le décès du maréchal, il a bel et bien été nommé à la tête des renseignements généraux puis pressenti à la tête de l’Agence nationale de sécurité, en remplacement d’Ahmed Kogri, avant d’être écarté de la course. Mais les étoiles de généraux ne sont pas venues. « Je ne viens sans doute pas de la bonne région », confie-t-il, déçu et sans emploi.
« Le président n’a pas le choix. Il doit consolider sa base et donner des gages à l’appareil zaghawa », assure un ex-ministre d’État. Dans ce contexte, une réforme de l’armée est-elle possible ? Et, si tant est qu’il le souhaite réellement (ce dont ses opposants doutent), Mahamat Idriss Déby Itno aura-t-il les coudées franches pour la mener ? Idriss Déby Itno a plusieurs fois annoncé sa volonté de moderniser l’appareil militaire et de le rendre plus républicain. Mais toutes ses tentatives – sincères ou non – ont échoué. « Dès les années 1990, tout le monde était d’accord sur le constat qu’il fallait une réforme, se souvient l’ancien ministre précédemment cité. Mais, dès qu’Idriss Déby Itno a voulu la mettre en place, certains Zaghawas sont retournés à la rébellion. Cela a tué le projet dans l’œuf. »
LA RÉFORME DE L’ARMÉE DOIT PRENDRE AU MINIMUM CINQ OU SIX ANS
« L’armée a été construite sur les intégrations successives des rébellions pour récompenser les ralliés et assurer la stabilité, décrypte un chercheur spécialiste de la question. Or la plupart des rébellions des dernières décennies venaient du nord. Il y a tout un modèle à réinventer pour rendre l’armée plus inclusive. » « Le fils n’est pas obligé de faire comme le père. Selon l’adage, il est même obligé de faire mieux, glisse un conseiller présidentiel. Les changements sur la retraite des militaires sont un premier pas. C’est un travail qui devrait prendre au minimum cinq ou six ans ». « Six ans », soit l’exacte durée d’un mandat présidentiel selon l’actuelle Constitution. Si Mahamat Idriss Déby Itno n’est pas encore candidat, il tient déjà une promesse de campagne.