Nommé président du musée du quai Branly-Jacques Chirac, à Paris, à la fin du mois de mai, Emmanuel Kasarhérou aura notamment la lourde tâche de gérer le délicat dossier des restitutions.
Né d’un père kanak et d’une mère métropolitaine, ancien directeur du Centre culturel Tjibaou à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), Emmanuel Kasarhérou connaît bien le musée du quai Branly-Jacques Chirac où il avait assuré, avec Roger Boulay, en 2013, le commissariat de l’exposition Kanak, l’art est une parole.
C’est à un moment tendu de l’histoire du musée qu’il prend la succession de l’énarque Stéphane Martin, qui fut aux manettes de l’établissement public pendant plus de vingt ans. Après la publication du rapport Sarr-Savoy sur la restitution du patrimoine culturel africain, Emmanuel Kasarhérou va devoir consacrer beaucoup de temps à la diplomatie et au dialogue avec ses pairs des autres continents.
Il le sait : le musée ne pourra faire l’économie d’un examen de conscience et d’un regard renouvelé sur les collections – et la manière dont elles ont été constituées. Pour Jeune Afrique, il revient sur sa nomination et ses intentions.
Jeune Afrique : Votre nomination en tant que président du Quai Branly a été considérée comme un symbole du fait de vos origines kanak. Comment le prenez-vous ?
Emmanuel Kasarhérou : Bien. J’ai été le premier conservateur kanak nommé au musée de Nouvelle-Calédonie à Nouméa. La première image que vous offrez au monde, c’est votre aspect, c’est ce que les gens devinent de vos origines. Je suis fier d’être océanien, fier d’être kanak. Évidemment, c’est assez réducteur, puisque l’on est toujours un composé d’identités et de cultures, mais c’est aussi ce qui explique cette décision.
Votre mission ne va pas être simple…
Un projet de ce type, il n’en existe qu’un. Je ne connais pas d’équivalent dans d’autres pays. Le musée du quai Branly fait figure de pionnier dans sa volonté d’offrir une pleine lumière à des objets issus des quatre autres continents, au cœur du Paris iconique… Et surtout près de ce Champ-de-Mars où a eu lieu la grande Exposition universelle de 1889, où des villages du monde entier avaient été montrés – notamment un village kanak.
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IL FAUT NUANCER L’INFORMATION SUR NOS COLLECTIONS, PARCE QU’ELLE ÉVOLUE AVEC LA RECHERCHE
Pour moi, cela a du sens de donner une égale dignité à toutes les cultures du monde, c’est ce qui m’a convaincu de quitter les rivages du Pacifique.
Quelles sont les stratégies que vous entendez développer ?
Je souhaite travailler sur la manière dont nous parlons de nos collections et transmettons l’information à notre disposition. Il s’agit de mieux la nuancer, sachant que les éléments en notre possession peuvent être valables au moment où l’on parle, mais évoluent avec la recherche.
J’aimerais aussi ouvrir à d’autres sensibilités la possibilité de parler de ces objets. C’est ce que j’avais essayé de faire avec l’exposition Kanak, l’art est une parole, en 2013, alors que j’étais directeur du Centre culturel Tjibaou et de l’Agence de développement de la culture kanak.
C’est-à-dire ?
J’avais tenté d’historiciser ces objets et de montrer qu’il ne s’agissait pas d’œuvres hors du temps, mais qu’elles étaient toujours liées à des contextes particuliers. Je voulais donner un double éclairage : celui de la culture d’origine et celui du monde extérieur, avec l’aide de mon complice Roger Boulay.
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JE SOUHAITERAIS FAIRE PERDRE AU MUSÉE UN PEU DE SA HAUTEUR, QU’IL SOIT PLUS ACCESSIBLE
Les objets sont intéressants en ce qu’ils sont des miroirs à plusieurs facettes : de ce que l’on est, de ce que l’on aimerait être, de la manière dont on est perçu par les autres. C’est ce mouvement dynamique de la culture que je trouve intéressant de présenter aux visiteurs, au-delà des considérations esthétiques.
Jusqu’à aujourd’hui, l’approche esthétique a souvent été première, et cela a été reproché au musée…
L’approche esthétique est la manière la plus démocratique de partager une collection. Toute personne aimera plus ou moins telle œuvre… Pour ma part, je souhaiterais faire perdre au musée un peu de sa hauteur, qu’il soit plus accessible au citoyen qui a envie de découvrir.
On ne peut pas demander aux visiteurs d’assimiler une matière scientifique complexe pour avoir accès aux objets. Il n’est pas évident d’entrer dans ce lieu qui présuppose beaucoup de lectures, un savoir historique et une connaissance géographique élargie.
On est, en outre, face à des cultures complexes, des langues variées, des visions du monde très différentes. J’aimerais donner des éléments de compréhension à quiconque vient en toute bonne foi, avec sa curiosité. La curiosité est toujours saine, c’est elle qui a permis la constitution de nos collections, avec une réelle volonté de comprendre.
Comment peut-on aller au-delà de cette approche esthétique ?
Il faut trouver un équilibre qui permette de ne pas surcharger les cartels. Je pense que cela est possible, surtout à l’ère du numérique. Le musée du quai Branly a un public physique et un public virtuel. Mon souci est de servir les deux.
Que voulez-vous dire par « public virtuel » ?
Ce musée est l’un des rares, voire l’un des seuls, à proposer toute sa collection en ligne avec les documents d’archives qui y ont trait. Si l’on veut y avoir accès, il n’est pas nécessaire de venir à Paris, on peut le faire depuis N’Djamena ou Dakar. Et si l’on a besoin de plus d’informations, les équipes, ici, sont prêtes à les fournir.
Cette idée de transparence, il faut la faire connaître, en particulier concernant le travail effectué sur les provenances des objets. C’est une demande récente qui exige un effort de reconstruction, d’archéologie parfois, pour rassembler des informations éparses. Nos recherches actuelles sont très riches et nous montrent que l’information n’est pas complètement perdue.
La provenance des collections est au cœur de la question des restitutions…
Les collections existent parce qu’il y a eu une curiosité, en Europe. Ce qui n’allait pas forcément de soi. Le projet de loi présenté récemment en Conseil des ministres sur la restitution de 26 œuvres au Bénin est, en la matière, très intéressant.
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SI LE COLONEL DODDS N’AVAIT PAS RETIRÉ CES OBJETS DU BRASIER D’ABOMEY, ILS N’EXISTERAIENT PLUS
Ce sont des prises du colonel Dodds, des objets qu’il retire du brasier qu’était le palais d’Abomey après la fuite du roi Béhanzin. S’il ne les avait pas retirées, ces pièces n’existeraient plus. Il y a cette dualité dans les objets.
Le sentiment de dépossession, je le comprends parfaitement parce que je l’ai moi-même vécu. Alors les raisons du colonel Dodds étaient sans doute particulièrement mauvaises, mais le fait est que l’on a aujourd’hui 26 œuvres qui peuvent retourner à Abomey et enrichir le palais qui, dieu merci, a été depuis reconstruit.
Ce qui fait l’essence même de la culture est ce lien profond qui relie les gens à leur histoire. Ce n’est pas forcément un lien matériel, c’est un lien fait de paroles, d’immatériel.
Quand avez-vous commencé ce travail sur les provenances ?
Ce travail a commencé à la fin de 2018 et concerne l’ensemble des collections. Ce qui est pointé du doigt en Afrique est valable pour les autres continents. Amérique du Nord, Amérique du Sud, Indochine, Océanie… La question de la légitimité se pose partout dans les mêmes termes.
Mais pour la recherche sur les provenances – qui se fait en interne, sans moyens spécifiques -, on a décidé de donner la priorité aux collections d’Afrique. Un important travail sur les biographies de donateurs a été engagé, et cette entreprise d’attribution est complexe.
Quand on dit qu’un objet vient probablement de telle ethnie et probablement de telle région, c’est une construction intellectuelle. C’est la même chose, parfois, pour des maîtres flamands ! Nous passons notre temps à attribuer et à réattribuer.
Vous allez vous retrouver au cœur de la bataille des restitutions dans les années à venir.
J’entends parfois dire : « Le patrimoine est à l’extérieur. » Il faudrait nuancer. C’est le patrimoine considéré par les musées européens et leur regard particulier qui est à l’extérieur.
Mais le patrimoine, pour une société orale, c’est à 90 % de l’oralité. C’est la langue, toute la littérature orale, la danse, le chant, les savoir-faire. C’est d’ailleurs pour cela que ces cultures sont toujours là.
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JE VEUX ÉCLAIRER AVEC MES COLLÈGUES AFRICAINS CES HISTOIRES COLONIALES QUI NOUS LIENT
Restons donc modestes : ce que nous présentons en tant que musée n’est qu’une infime partie d’un patrimoine matériel sauvegardé pour des raisons X ou Y, parfois bonnes, parfois mauvaises, mais en tout cas qui est là et doit enrichir le regard des visiteurs. Quand on vient dans un musée, c’est pour apprendre sur l’autre, mais aussi pour apprendre sur soi, pour faire un pas de décentrement.
Quelle va être votre stratégie en la matière ?
Pour raconter une histoire complexe, mais partagée, il faut être au moins deux. Je n’ai pas encore pu me déplacer auprès de mes collègues africains, à cause de la crise sanitaire, mais je souhaite que l’on collabore pour éclairer ces histoires coloniales qui nous lient. Avoir deux voix, pour pouvoir exprimer des ressentis qui ne sont pas les mêmes.
On a beaucoup insisté sur ceux qui voyageaient, mais il y a toute une réflexion à avoir sur les personnes qu’ils ont rencontrées. À titre d’exemple, nous avons commencé à identifier dans notre fonds celles qui ont été photographiées. Cela a l’air évident, mais il y a un énorme rattrapage à faire.
Deux voix, cela signifie deux commissaires d’exposition ?
Oui, mais aussi réfléchir sur la manière dont on raconte l’histoire. Pour moi, le patrimoine est l’occasion de créer du lien culturel. Qu’ils soient ici, déposés au Sénégal ou restitués au Bénin, les objets racontent une histoire complexe, et c’est cette complexité que je trouve intéressante.
Vous êtes une sorte de diplomate ?
Ce n’est pas de la diplomatie, c’est de la nuance. Le musée n’a pas à dire la morale, il doit d’abord écouter, et j’essaie pour ma part de renouer de façon différente avec mes collègues du monde entier. C’est la relation que je souhaitais quand j’étais moi-même de l’autre côté de la barrière, dans un musée du Sud regardant vers le Nord.
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IL EST INTÉRESSANT DE SE DEMANDER QUELLES TRACES SUBSISTENT DU PASSÉ, ET POURQUOI
Il y a des moments de tension extrême dans les rapports humains et dans ces moments, on ne peut rien faire, il faut attendre que le climat redevienne serein et permette de nouveau le dialogue.
Il est intéressant de se demander quelles traces subsistent du passé, et pourquoi. Il y a plus d’absences que de présences, et c’est grâce à ces présences que l’on peut se mettre à discuter. Sans témoins, il ne resterait rien, si ce n’est la mémoire. Il y a tout à construire sur la mémoire des cultures orales.
Que retenez-vous du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ?
L’un des apports du rapport est de pousser les musées à s’interroger sur les collections issues des périodes coloniales. C’est une vraie question, qui a encouragé la recherche sur les provenances et nous permettra d’identifier des ensembles relevant d’une prise par violence ou par contrainte. Ces deux critères nous permettront d’isoler des œuvres qui pourront par la suite faire l’objet de discussions si les pays le souhaitent.
Que vous inspire l’expression « décoloniser les musées » ?
Je comprends la terminologie, qui est là pour ébranler et susciter des réactions. Les modes d’appropriation d’objets, les terminologies, doivent être questionnés, comme la manière dont on rédige nos cartels.
Les historiens et les anthropologues peuvent aussi s’intéresser aux ethnonymes. Durant la période coloniale, il a fallu « ranger les gens dans des cases », alors on a fabriqué des cases qui ne sont sans doute pas justes par rapport à la fluidité des groupes humains.
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LES OBJETS PROVIENNENT DE GROUPES CULTURELS, PAS DE NATIONS QUI N’EXISTAIENT PAS À L’ÉPOQUE
Les objets proviennent de groupes culturels, pas de nations qui n’existaient pas à l’époque. Il y a toute une série de conventions sur lesquelles il faut que l’on réfléchisse, parce qu’on les a utilisées par facilité.
Ce qui compte, c’est de mettre en valeur les gens qui ont créé ces pièces, de donner des explications sur leur fonctionnalité et de raconter l’évolution du regard porté sur elles. Quand elles ont été possédées par des artistes, cela leur donne aussi une autre densité.
Y a-t-il au musée du quai Branly des objets que vous aimeriez voir en Calédonie ?
J’ai déjà fait cet exercice, il y a vingt ans, en obtenant des dépôts de longue durée et en organisant de grandes expositions. La collection de Nouméa est belle et accessible. La Calédonie s’est donné les moyens d’acheter son patrimoine.
Cela peut paraître un peu étrange, mais les musées français achètent aussi le mobilier de Versailles vendu à la Révolution. J’ai fait mon marché – si je puis dire – il y a longtemps.
Le dépôt est une alternative à la restitution ?
La voie des dépôts était facile parce que la Calédonie est toujours dans la sphère de la République, mais cela est possible aussi avec des musées étrangers. Nous-mêmes avons ici des éléments de grande valeur, comme la pierre-lyre, dépôt de la République du Sénégal depuis 1967. Cette dynamique et cette réciprocité sont essentielles.
La Calédonie vous manque-t-elle ?
L’endroit d’où l’on vient est important. Mais il faut savoir partir aussi. Dans le Pacifique, on traduit cette idée avec une image : on aime l’arbre pour ses racines, mais parfois il faut savoir en faire une pirogue pour pouvoir aller dans une autre île. Je suis plutôt pirogue en ce moment…