Djaïli Amadou Amal, à Paris le 2 juin 2022. © Bruno Lévy pour JA
En 2020, avec Les Impatientes, Djaïli Amadou Amal nous conduisait dans l’intimité d’un saaré où de jeunes femmes d’un milieu plutôt privilégié subissaient, du fond de leur prison dorée, les affres du mariage forcé et de la polygamie. Deux ans plus tard, avec Cœur du Sahel, l’autrice multiprimée agrandit l’espace et brosse le tableau d’une région sahélienne marquée par les conséquences désastreuses du terrorisme et du changement climatique.
Nous plongeons ainsi dans le quotidien de femmes domestiques, des invisibles qui luttent pour leur survie dans une société nord-camerounaise régie par des clivages fondés sur les appartenances sociale, ethnique et religieuse. L’on suit les parcours de deux d’entre elles, Faydé et Bintou, qui tentent, chacune à sa manière, d’échapper à leur condition pour s’élever dans la hiérarchie sociale. Comme l’on ouvre une boîte de pandore, sans rien éluder, Djaïli Amadou Amal qui, petite fille, rêvait de vivre dans un monde enchanté, s’attaque de manière frontale à des sujets que d’aucuns voudraient maintenir tabous : la xénophobie, le mépris de classe, l’esclavage moderne, le viol érigé en tradition. Des thèmes âpres, qui n’enlèvent rien à la beauté de l’histoire d’amour entre Faydé et Boukar, deux êtres que tout semble séparer.
Dans Les Impatientes, vous évoquiez de manière allusive le viol d’une domestique. Dans Cœur du Sahel, vous donnez à cette dernière une identité.
Djaïli Amadou Amal : En terminant la rédaction des Impatientes, je savais déjà quel serait le thème de mon prochain livre. Alors que dans le premier, ce viol était un non-événement, un « simple troussage de domestique » qui n’avait ému personne, dans Cœur du Sahel, j’ai voulu attribuer une identité à la victime, explorer son ressenti, lui rendre la parole. Parce qu’elles sont invisibles, interdites d’éducation et soumises au bon vouloir des hommes qui les violentent, de nombreuses femmes en sont privées. Or ce qu’elles endurent mériterait d’être entendu. Je me fais volontiers leur porte-voix, passant aux yeux de certains pour une rebelle, une insoumise. Et l’insoumission est un tel affront !
L’ÉTAT APPARAÎT ASSEZ PERMISSIF : PAS PLUS LES RAPTS QUE LES VIOLS NE SONT PUNIS
Le viol est omniprésent dans votre littérature. Vous faites dire à l’un de vos personnages que c’est une « tradition » dans les sociétés sahéliennes.
Dans Cœur du Sahel, il est question de mariage par le rapt. Suivant une tradition qui perdure dans les montagnes du Nord-Cameroun, un homme qui désire une femme peut s’arroger le droit de l’enlever pour l’épouser. Pour s’assurer que rien ne viendra entraver son projet, il la viole parfois publiquement – ce qui en fait d’emblée son épouse –, en toute impunité, au vu et au su de tout le monde, sans que nul ne songe à s’en indigner. Même l’État apparaît assez permissif : pas plus les rapts que les viols ne sont punis. Le sujet reste tabou. De la même manière, les femmes domestiques sont souvent la proie de leurs employeurs et subissent parfois le viol de différents membres de la famille, sans jamais oser porter plainte. Honteuses d’être des victimes, elles se murent dans le silence, ce qui conforte leurs bourreaux dans l’idée que violer une domestique ne prête pas à conséquence.
Les violences liées au genre s’ajoutent à celles de classe.
La violence de classe se manifeste par l’indifférence que nous témoignons à ces domestiques au travers du peu de considération que nous accordons à leur parcours. Personne ne s’intéresse à leur vie. Comment sont-elles arrivées là, pourquoi y sont-elles, quelles sont leurs aspirations ? Personne ne songe à le leur demander, alors qu’elles sont parfois présentes de génération en génération. Le roman pose ainsi le problème du mépris de classe. Nous avons eu des domestiques à domicile. Grâce à ma mère qui les a toujours considérées comme des membres à part entière de la famille, nous leur avons toujours témoigné le respect qu’elles méritent.
IL EST ÉVIDENT QU’IL FAUT SONGER À UN MEILLEUR ENCADREMENT DU TRAVAIL DOMESTIQUE, QUI PASSE PAR UN RESPECT MUTUEL
Le respect des droits des domestiques pourrait-il devenir à terme l’un de vos combats ?
Dans le cadre de l’association Femmes du Sahel, que j’ai créée en 2012, nous favorisons d’abord l’éducation de la petite fille en l’inscrivant à l’école sans tenir compte de son origine ethnique ou de sa religion. Mais nous avons également entrepris un travail de sensibilisation aux différentes formes de violence, notamment les viols, les rapts et les mariages forcés ou précoces. Il est évident qu’il faut songer à un meilleur encadrement du travail domestique, qui passe par un respect mutuel. Les employeurs doivent le savoir : ils ont affaire à des collaborateurs, et non à des esclaves. Quant aux employés, ils possèdent des droits et sont fondés à les exercer. Évidemment, ils apparaissent fragilisés, notamment par le changement climatique, qui les contraint à l’exode rural. Désemparés, sans structure d’accompagnement, ils acceptent de travailler dans la première maison venue.
Une fois de plus, à vos yeux, l’éducation apparaît comme le sésame pour s’en sortir.
J’ai voulu terminer mon roman sur une note d’optimisme, en présentant l’éducation mais aussi l’amour comme deux ingrédients capables de sublimer la vie. Mariée une première fois de force à un homme de presque quarante ans plus âgé que moi, puis une deuxième fois à un homme violent, je me suis accrochée à l’éducation comme à une bouée de sauvetage. Il faut encourager les filles non seulement à aller à l’école, mais aussi, et surtout, à y rester le plus longtemps possible. Alors qu’elle n’appartient pas à l’ethnie dominante, pas plus qu’elle ne pratique la « bonne » religion, Faydé parvient à s’élever dans la hiérarchie sociale. Moralité : peu importe où nous nous trouvons, par l’éducation et la volonté, nous pouvons rompre avec les déterminismes sociaux. En tout cas, l’éducation nous donne le pouvoir de faire des choix.
Vous mêlez romance et peinture sociale, tout en accordant une large place aux faits d’actualité. Boko Haram est ainsi très présent, alors même que son activité semble baisser en intensité. Pourquoi ?
Il y a certes une accalmie, notamment à la frontière entre le Cameroun et le Tchad. Pour autant, faut-il arrêter d’en parler ? Certainement pas. Car la secte islamiste poursuit ses incursions quotidiennes dans les villages, où elle tue, pille les récoltes, procède à des enlèvements, sème le désespoir. Comment vivre sereinement quand des jeunes filles risquent d’être kidnappées à tout moment ? Quand les enfants désertent l’école parce qu’ils sont trop effrayés ? Quand l’enrôlement de nouvelles recrues est une réalité ? La population vit dans la terreur, et il paraît important de le rappeler en replaçant le sujet au cœur de l’actualité. Évoquer Boko-Haram dans une fiction donne à chaque lecteur la possibilité de s’identifier aux citoyens qui pâtissent de ses exactions. Le sujet en devient alors davantage concret.
JE VEUX DONNER À VOIR LA DÉTRESSE ÉCONOMIQUE DES AGRICULTEURS FACE À LEURS TERRES RENDUES IMPRODUCTIVES PAR LA SÉCHERESSE
On pourrait en dire autant pour le changement climatique…
Nous ne nous rendons pas suffisamment compte de ses conséquences désastreuses sur la vie des populations, en particulier des plus défavorisées, tout comme les agriculteurs et les éleveurs, dont la survie dépend des terres et qui voient se succéder sécheresse et inondations meurtrières. Dans le livre, je décris longuement les paysages qui se modifient inexorablement du fait du changement climatique. Je veux donner à voir la détresse économique des agriculteurs face à leurs terres rendues improductives par la sécheresse – même si la notion de changement climatique reste abstraite –, avec l’insécurité alimentaire, l’exode rural, une lutte pour la survie qui oblige des milliers de jeunes à essayer d’aller survivre ailleurs.
Selon vous, ce changement climatique aggrave les inégalités et les divisions existantes au sein de la société.
Les familles bourgeoises – du moins celles de mon livre – disposent de forages. Elles gaspillent l’eau, qu’elles laissent couler à flot car, après tout, ce n’est que l’eau. Elles ont du mal à concevoir que, dans le voisinage, les puits sont asséchés dès décembre, soit deux mois à peine après la fin de la saison des pluies. L’eau devient alors une denrée rare et précieuse : les femmes parcourent chaque jour jusqu’à 20 km pour en ramener entre dix et quinze litres. Des enfants sont morts en creusant de plus en plus profondément les lits des rivières à la recherche de l’eau.
Vous abordez un thème inattendu, celui des différences ethniques qui s’apparentent à des différences de castes au Cameroun avec, en filigrane, la xénophobie et le mépris des uns pour les autres. Avez-vous hésité à en parler ?
J’ai hésité à exposer les clivages consécutifs au complexe de supériorité et au mépris qu’éprouvent les Peuls musulmans pour leurs compatriotes issus d’autres tribus, qu’ils désignent par le terme péjoratif de kaado (ceux qui ne sont ni musulmans ni peuls). Me placer du côté des karaa pour dénoncer les outrages qui leur sont faits, c’est pointer un doigt accusateur en direction du groupe ethnique auquel j’appartiens moi-même. C’est un sujet sensible, qui nécessite que nous trouvions les mots justes, le bon ton, pour l’explorer sans faire naître des crispations, sans que ce groupe ethnique peul-musulman ne se sente jugé, attaqué.
Avant la colonisation occidentale et chrétienne, les Peuls ont participé à la traite des esclaves et ont conquis toute la bande sahélienne par l’épée. Ils en ont retiré un sentiment de puissance qui les pousse à considérer inférieurs les autres peuples. Ma démarche consiste davantage en une plaidoirie en faveur de nouvelles pratiques qu’en une mise en accusation pour xénophobie.
Il y aurait pourtant beaucoup à condamner. Par exemple l’emploi de termes péjoratifs et méprisants pour désigner tous ceux qui ne sont pas peuls.
La question de notre rapport à l’altérité doit être débattue. Par exemple, le kaado-meere n’est rien. Non-Peul et de surcroît villageois, il n’est personne. Et nous pouvons monter d’un cran dans la déconsidération en accolant un deuxième qualificatif : kefero, pour dire mécréant. Qu’il soit chrétien importe peu : il est mécréant dès lors qu’il n’est pas musulman. Comme je l’écris dans le livre, le kaado est aussi un bilkiijo, un ignorant. Quand un kaado meurt, on dit « O waati ! », comme pour un animal, et non « O maayi ! », comme pour un être humain. Peut-on à ce point dénier aux autres leur humanité ? Nous sommes assis sur une poudrière qui peut exploser à tout moment. En tant qu’écrivaine, je voudrais nous obliger les uns et les autres à regarder en face toutes nos laideurs, nos lâchetés, nos turpitudes et tâcher d’en gommer quelques-unes.
Comment les vôtres ont-ils réagi à cette mise en cause de leurs pratiques ? À quoi vous exposez-vous ?
À la haine des uns et des autres. Comme à chaque fois que je publie un ouvrage dans lequel je m’attaque à un tabou, je suis vilipendée par les uns, applaudie par les autres. La xénophobie est un sujet tellement tabou chez nous que j’ai hésité à en parler. Puis mes multiples séjours à l’étranger, ainsi que mes discussions avec mon éditrice française, m’ont décidée. L’autocensure que je m’infligeais a sauté. Si seul 1 % parmi les miens comprend ma démarche et y adhère, ce sera déjà une grande victoire. J’exhorte simplement à la tolérance, à l’acceptation de l’autre. Peut-être verrons-nous bientôt une amorce de changement ?
Cœur du Sahel, de Djaïli Amadou Amal, Emmanuelle Colas, 360 pages, 19 euros.
Diffuser la culture partout
Écrire des livres, mais aussi améliorer leur diffusion sur le continent. C’est la mission que s’est fixée Djaïli Amadou Amal, qui vient d’inaugurer, dans un quartier populaire de Douala, une bibliothèque communautaire à son nom, la deuxième du genre au Cameroun. Une manière, dit-elle, de partager ce que le Goncourt des lycéens lui a apporté depuis deux ans. Fondatrice de l’association Femmes du Sahel, l’écrivaine est par ailleurs à l’origine de la mise sur orbite de trente-six mini-bibliothèques itinérantes. Elles sillonnent les villages les plus isolées, où il est arrivé que des enfants terminent leur primaire sans avoir jamais touché à un livre. Fervente militante pour l’éducation, lorsqu’elle publie en France, Djaïli Amadou Amal conserve ses droits pour l’Afrique afin que ses livres puissent y être vendus à des prix abordables. Les Impatientes et Coeur du Sahel ont ainsi été publiés en France, mais sont parus quasi simultanément au Cameroun, aux éditions Proximité, au prix d’environ 8 euros, contre 19 euros en Occident.