Ils ont choisi de se dresser dans l’époque en défendant les droits humains. Portrait de militants tentant, à leur échelle, de remettre le monde à l’endroit. Oleg Orlov manifeste depuis cinq mois contre la guerre menée par son pays en Ukraine. Dans l’espoir, un jour peut-être, de parler plus fort que le fracas des armes. « Les nouveaux Mandela ».
Avec ses chemises grises et sa moustache au cordeau, on s’imagine un personnage bien sage. Erreur : il n’y a pas plus frondeur qu’Oleg Orlov. Le 26 février dernier, deux jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’activiste se postait devant la Douma pour protester. Il était interpellé dans la foulée ; qu’importe, une heure plus tard la scène tournait en boucle sur les réseaux sociaux. Mission accomplie. Le pacifisme, chez lui, c’est la conviction d’une vie. En 1979, déjà, il dénonçait l’invasion russe en Afghanistan. Il s’était fabriqué, pour l’occasion, une petite imprimante et il distribuait ses tracts… Quatre décennies plus tard, Orlov continue de faire entendre sa dissidence. Depuis le début de la guerre en Ukraine, il en est à sa cinquième condamnation mais martèle sur tous les tons : « Je ne garderai pas le silence. Je vais continuer à parler, à écrire, à protester. »
Il n’est pas seul à manifester, mais il se démarque par ses pancartes particulièrement subversives. L’une d’elles, notamment, a irrité le pouvoir. Elle disait ceci : « L’URSS de 1945, un pays qui a vaincu le fascisme. La Russie de 2022, un pays vaincu par le fascisme. » Surtout, Orlov dénonce la censure actuelle, à l’heure où il est interdit de parler de « guerre en Ukraine » – les autorités utilisant pudiquement les termes « opération spéciale ». La formule, vrai euphémisme, aurait fait sourire George Orwell, lui qui traquait dans la langue tout ce qui visait « à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres ». On y est.
Bien décidé à nommer les choses, Orlov vient de publier, avec une poignée d’autres activistes, un manifeste dans lequel il évoque ouvertement l’agression de l’Ukraine et la mort de civils sur le terrain. Le texte s’achève par ces mots : « Notre devoir commun est d’arrêter la guerre, de protéger les vies, les droits et les libertés de tous, Ukrainiens et Russes. » Une phrase toute simple – presque convenue –, mais une phrase immense dans la Russie d’aujourd’hui.
« La société est malade »
Des prises de position qui lui doivent, sans surprise, des menaces accrues. Des inconnus ont récemment tagué un « Z » (symbole du soutien à l’armée russe en Ukraine) sur la porte de son appartement. De quoi lui inspirer des paroles pleines de brume : « Je n’ai jamais connu une période aussi sombre. » Orlov pourrait s’exiler ; les capitales occidentales accueilleraient à bras ouverts cette figure tutélaire des droits de l’homme – qui plus est lauréat du prix Sakharov. Il balaie l’idée : « J’ai toujours voulu vivre et mourir en Russie. C’est mon pays. » Un lien viscéral à la patrie n’empêche pas quelques coups de griffe envers ses compatriotes. « Une grande partie de la société est indifférente, dit-il. La société russe est profondément malade, et depuis longtemps. Et la maladie de l’indifférence, c’est sans doute la pire. »
À près de 70 ans, le militant s’autorise à sonder l’âme du pays et à dire ce qu’il pense du pouvoir, de ses concitoyens… mais aussi du passé. En 1990, avec d’autres, il a cofondé Memorial, une ONG visant à documenter les crimes du régime soviétique, mais aussi à enquêter sur ceux de l’époque contemporaine. Il a ainsi rédigé plusieurs rapports remarqués – dont l’un sur les exactions russes en Tchétchénie (qui préfigurent, de façon glaçante, les crimes de Boutcha, en Ukraine). Impossible de produire un rapport sur la guerre en cours, l’ONG vient d’être dissoute par Moscou… Le Kremlin verrouille désormais le récit national russe.
De cette nuit russe, Oleg Orlov tire pourtant un motif d’espoir. « Le fait, dit-il, qu’aucun point de vue alternatif ne soit autorisé prouve, à certains égards, la faiblesse du pouvoir. Sans doute redoute-t-il l’émergence d’une forme de protestation… ». Puisse l’avenir lui donner raison.
Retrouvez la chronique de Marie Boëton « Les nouveaux Mandela » sur France Inter tous les samedis à 6 h 56.