Témoignages

 

Sénégal : Bougane Guèye Dany, le Citizen Kane de l’opposition

Patron d’un groupe de communication, ce self-made-man ambitieux, inquiété par le Fisc, se dit diabolisé par le pouvoir comme par l’opposition… Portrait.

Par  - à Dakar
Mis à jour le 5 juillet 2022 à 15:03
 

 

Bougane Guèye Dany, PDG de Boygues Corporation et président de la coalition Gueum Sa Bopp, à Dakar, le 26 mai 2022. © Sylvain Cherkaoui pour JA

 

C’est l’histoire d’une success-story inaboutie, encore en train de s’écrire. Celle d’un self-made-man sénégalais parti de presque rien avant de constituer, par étapes, un groupe de communication de premier plan, préalable à son entrée en politique. Comme il semble loin, le temps où Bougane Guèye Dany, 46 ans aujourd’hui, n’était qu’un animateur parmi d’autres, officiant sur Teranga FM, une radio de Saint-Louis (Nord) – ville dont il est originaire –, avant de rallier Sud FM pour y lire des dépêches en wolof.

Aujourd’hui, le jeune journaliste anonyme, aîné d’une fratrie de cinq enfants, est devenu un homme d’affaires fortuné dont tout le Sénégal connaît le nom, à la tête d’un groupe puissant où s’entremêlent une chaîne de télévision (Sen TV), une radio influente (Zik FM), un quotidien (La Tribune), un site internet d’information (Actunet.net) et une agence de communication (Dak’Cor). Sans parler de Joni Joni (transfert d’argent et paiement électronique), d’Adesr (une agence spécialisée dans la pige publicitaire, les études stratégiques et la veille concurrentielle) ou encore d’Impactis (marketing opérationnel), qui complètent le tableau.

Engagement citoyen

Plus récemment, il a surtout fait une entrée remarquée en politique (« un peu par effraction, car on ne l’attendait pas là », commente un éditorialiste), après avoir fondé en 2018 le mouvement Gueum Sa Bopp (« croire en soi », en wolof – GSB). « Je me définis comme quelqu’un qui a un engagement citoyen, pas comme une personnalité de la scène politique, confie-t-il à JA. Je suis un entrepreneur, je me suis fait dans le privé. Mais si nous ne nous levons pas pour changer la façon dont ce pays est géré, nous irons dans le mur. »

« Citoyen ». Le mot revient, tel un leitmotiv, dans le discours de Bougane Guèye Dany. « Mon engagement citoyen tourne autour de l’amélioration de la situation du Sénégalais lambda, afin de sortir du guêpier dans lequel les politiciens nous ont plongés », ajoute-t-il.

Le jour où, après plusieurs mois d’attente, nous parvenons enfin à être reçus dans l’immeuble Joni Joni, à Dakar, par ce businessman jusque-là insaisissable car surbooké, le Sénégal est en émoi. La veille, un incendie survenu dans le service de néo-natalité de l’hôpital de Tivaouane a entraîné la mort de onze nouveau-nés. Un drame qui endeuille le pays, quelques semaines après une autre affaire ayant défrayé la chronique : le décès d’une femme enceinte en couches, faute de soins adéquats.

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Sur le sujet, Bougane Guèye Dany est intarissable. « Je fais le tour du pays au moins deux fois par an. Dans certaines localités, ce sont les populations elles-mêmes qui doivent se cotiser pour rémunérer le personnel de santé. » Et d’égrener les exemples qui témoignent, selon lui, de l’une impéritie sanitaire dont ont fait preuve les autorités qui se succèdent au pouvoir depuis plus de trente ans. « À moins de 10 km de la présidence de la République, à Guédiawaye, l’hôpital n’a toujours pas de bloc opératoire car il est en construction depuis deux ans, affirme-t-il. À Jaxaay, le centre de santé l’est, lui, depuis onze ans. Les infrastructures sanitaires de Dakar n’ont pas vraiment évolué depuis 1990, malgré l’explosion démographique. Et je ne parle même pas du Sénégal de l’intérieur ! » Selon lui, de telles situations sont « en déphasage total avec ce Sénégal radieux qu’on veut nous présenter au niveau de Dakar, avec des infrastructures en veux-tu en voilà ! »

J’AI COMPRIS QU’EN POLITIQUE, LA LÉGITIMITÉ EST ÉLECTIVE, QUELLES QUE SOIENT LES AMBITIONS QUE VOUS NOURRISSEZ

Il y a quelques années, ce tycoon des médias avait tenté d’apporter sa pierre à l’édifice en lançant une copie « discount » de SOS Médecins (dont les services, à Dakar, sont inabordables pour une famille modeste). En 2014, il lance le projet Sen-Docteurs, où 75 médecins sont recrutés parmi les 1 350 alors au chômage. À bord de dix-huit voitures, équipés du matériel requis, et 24 h/24 h, ces derniers proposent un service équivalent à celui de SOS Médecins… pour 1 000 F CFA (1,50 euros) la consultation. Face à la bronca provoquée au sein de la corporation, l’État leur demandera toutefois d’arrêter au bout de deux mois d’activité.

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« C’est alors que j’ai compris qu’en politique, la légitimité est élective, quelles que soient les ambitions que vous nourrissez, analyse l’intéressé. Car ceux qui sont élus peuvent vous mettre des bâtons dans les roues. » Bougane Guèye Dany décide de changer de braquet. En 2018, il se lance en politique en créant Gueum Sa Bopp.

Candidatures retoquées

La politique demeure toutefois, à ce jour, un domaine où la bonne fortune que ce surdoué des affaires avait connue jusque-là se fait attendre. En 2019, sa candidature à la présidentielle est retoquée par le Conseil constitutionnel pour défaut de parrainages validés. Un scénario qui s’est reproduit au début de l’année 2022, avant les élections locales, pour lesquelles il comptait présenter une liste pour conquérir la mairie de Dakar ; puis, à nouveau, en mai, à quelques semaines des législatives – prévues le 31 juillet.

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« Aux locales, pas moins de 92 listes ont été invalidées », rappelle-t-il, ajoutant que la particularité de Gueum Sa Bopp est d’être un mouvement citoyen qui emmenait dans son sillage une coalition de partis politiques. « Une première au Sénégal », assure-t-il. Dans le département de Dakar, lors des locales, cette coalition est néanmoins arrivée en troisième position derrière les poids lourds de l’opposition et de la majorité, alors qu’elle ne se présentait que dans onze communes sur dix-neuf. Dans le département de Pikine, Gueum Sa Bopp s’est classé deuxième ; troisième dans les départements de Keur Massar et de Guédiawaye (banlieue de Dakar) et encore deuxième à Rufisque, à la périphérie de la capitale. »

Une menace pour Macky Sall ?

Un résultat encourageant pour la suite, puisque Bougane Guèye Dany revendique 228 000 voix à l’échelle du pays, au vu des résultats des locales. « Comment quelqu’un qui obtient un tel score pourrait-il rencontrer un problème pour obtenir ses parrainages ? » s’interroge-t-il, en évoquant ses déconvenues récentes en la matière. « Le président Macky Sall a tout fait pour organiser une « sélection », et non des « élections » », poursuit-il en ironisant. Il estime que le scénario des futures législatives est en voie de reproduire celui des locales, en admettant tout au plus « une opposition amputée ».

BOUGANE, C’EST UN FLIBUSTIER DE LA VIE POLITIQUE SÉNÉGALAISE QUI PENSE TROUVER SA VOIE ENTRE MACKY SALL ET OUSMANE SONKO EN UTILISANT SON GROUPE DE PRESSE COMME LANCE-FLAMMES

« Bougane », comme on l’appelle au Sénégal, se voit comme une menace pour Macky Sall, sans s’embarrasser outre mesure de modestie : « Un homme d’affaires, qui jouit d’une aura, adulé par la jeunesse et par la gent féminine… » Encore faudra-t-il le démontrer lors de la présidentielle de 2024 – à condition de franchir, cette fois, le filtre des parrainages.

Dénonçant « les tripatouillages de la Constitution », le Citizen Kane sénégalais avoue sa déception face au régime qui a succédé, il y a un peu plus de dix ans, à celui d’Abdoulaye Wade. « Nous avions l’espoir que quelque chose allait changer avec Macky Sall. Mais, malheureusement, nous sommes toujours confrontés au même système, aux mêmes acteurs, et cela produit les mêmes effets, au détriment d’un investissement sur l’homo senegalensis. Macky Sall nous avait dit : « La patrie avant le parti ». En réalité, nous avons une gestion clanique, gabegique, basée sur des projets pharaoniques. »

Une approche que vient doucher une personnalité de la majorité présidentielle : « Bougane, c’est un flibustier de la vie politique sénégalaise qui pense trouver sa voie entre Macky Sall et Ousmane Sonko en utilisant son groupe de presse comme lance-flammes. »

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Quant à la nomination, toujours attendue, d’un Premier ministre – poste supprimé en 2019 avant d’être rétabli à la fin de 2021 –, Bougane Guèye Dany se fait ironique : « Macky Sall promet beaucoup. La seule chose qu’il oublie de promettre, c’est qu’il tiendra ses promesses. »

« À Gueum Sa Bopp, nous considérons que le Sénégal n’a pas besoin de plus de vingt ministres. Et la nomination d’un PM est le cadet des soucis du Sénégalais lambda, lance-t-il. Ce qui devrait occuper nos dirigeants, c’est faire en sorte que la souffrance des populations soit abrégée ; et non pas les gratifications et privilèges liés à l’exercice de leur fonction. »

Et l’homme d’affaires de pourfendre, tous azimuts, les failles d’un système qu’il juge clientéliste et déconnecté des priorités de ses compatriotes. « Nous avons l’un des plus beaux stades d’Afrique, c’est vrai. Et pourtant, nous sommes l’un des pays les plus pauvres du continent. Dans le même temps, nous n’avons pas de véritable football professionnel dans ce pays ; juste un clan du foot qui fait vivre, au mieux, quelque 500 personnes. » Il dénonce aussi le coût astronomique de cette infrastructure : « Comment peut-on emprunter 553 milliards de F CFA pour les investir dans un stade qui servira peut-être six fois dans l’année ? » lâche-t-il, rappelant que, non loin du stade Abdoulaye-Wade, « il y a des classes d’école sous abri provisoire, avec des enfants qui étudient à même le sol ».

Appels du pied au président

Homme d’affaires atypique, Bougane Guèye Dany prend le risque de voir le pouvoir en place lui faire payer ses sorties péremptoires. Depuis près d’un an, le Fisc sénégalais lui réclame en effet une somme astronomique, qui menace la survie de son groupe de médias. À l’entendre, ce contentieux se serait perdu dans les limbes. « Je n’ai plus de nouvelles à propos de cette affaire. Il s’agit d’un coup de pression fiscale. Je n’ai ni compte bancaire ni bien à l’étranger. Aujourd’hui, je suis pourtant persécuté par l’administration : on me réclame 2 milliards de F CFA au titre de la télé et, avec la radio et le journal, on atteint presque 4 milliards ». Depuis neuf mois, les comptes de Sen TV sont bloqués. Mais je n’ai plus aucune nouvelle. »

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Qu’est-ce qui fait courir Bougane Guèye Dany ? Ses affaires sont florissantes et il prend le risque de recevoir, en politique, un uppercut qui pourrait le laisser au tapis . « Il veut être quelqu’un qui compte. Il a de l’ambition », résume une personnalité des médias qui le connaît bien. Non sans s’interroger sur les éventuelles arrière-pensées de cet acteur influent qui aurait déjà, assurent plusieurs sources, fait des appels du pied discrets à Macky Sall. « Jusqu’où a-t-il des convictions ? » demande la même source, insinuant qu’un jour, peut-être, le vent pourrait faire tourner l’intéressé.

Côte d’Ivoire : les Dacoury-Tabley, la politique à la vie, à la mort

La grande famille d’intellectuels et de politiques a fait de Gagnoa, inévitablement associé à l’ancien président Laurent Gbagbo, son fief historique. Rencontre avec Louis, membre fondateur du FPI, ancien rebelle, et aujourd’hui ministre-gouverneur du district du Gôh-Djiboua

Mis à jour le 5 juillet 2022 à 10:22

 

Louis Dacoury-Tabley © DR.

 

Pendant très longtemps, Louis-André Dacoury-Tabley n’a pas remis un pied dans cette maison qui borde l’une des voies principales, aujourd’hui goudronnée, de Gagnoa. « Je ne rentrais plus ici pour ne pas réveiller les souvenirs. Il faut savoir avancer », dit-il en contournant la bâtisse de plain-pied construite à la fin des années 1940. « De bons souvenirs », précise-t-il tout en marchant dans les hautes herbes. Le toit en tôle d’origine est certes rouillé, mais les murs de briques en banco ont tenu bon. Des squatteurs en profitent. Trois adolescents, surpris, saluent poliment et timidement le visiteur. Grand, élancé, élégamment habillé par le couturier ivoirien Pathé’O, celui-ci a de quoi les impressionner. Connaissent-ils l’histoire de cette maison ? Probablement pas.

Pendant une décennie, jusqu’à la fin des années 1950, le salon familial a été le théâtre de rencontres, de longues conversations, d’accolades et de marques de respect entre d’innombrables hommes politiques, notables, villageois, justiciables et le patriarche, Jean Dacoury-Tabley. À cette époque, ce dernier préside le tribunal civil indigène. Un homme incontournable dans la région de Gagnoa, dans l’ouest ivoirien, qui occupera les fonctions de conseiller territorial (député) dans la foulée de la loi-cadre Deferre. « Il était apprécié et très craint car il représentait l’autorité coloniale. On pouvait l’aimer ou pas, il fallait passer par lui », se souvient Louis-André, nommé le 18 juin 2021 par Alassane Ouattara ministre-gouverneur du district du Gôh-Djiboua.

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Gbagbo, « onzième » enfant d’une famille soudée

Cette maison a aussi été le témoin de l’amitié naissante du jeune Louis-André avec Laurent Gbagbo, de huit mois son cadet. La légende veut que tous deux aient été élevés ensemble, lui l’enfant discret d’une figure intellectuelle et politique de la région qui impose en sa demeure celui, plus exubérant, issu d’un milieu très modeste. La réalité est un peu plus nuancée. « C’était mon grand ami, un frère, nous étions tout le temps ensemble, mais nous n’avons jamais vécu ensemble. Quand mon père a loué cette maison à un grand infirmier de Bassam affecté à Gagnoa, ce dernier lui a demandé s’il pouvait céder deux chambres à Laurent et son père. Ce que mon père a accepté. »

Jean et son épouse Colette (son prénom chrétien), mariés en 1926, auront dix enfants. « Laurent était considéré comme le onzième. » Louis-André est le septième de cette adelphie, qui a su rester soudée malgré les épreuves et les chemins empruntés par chacun. Depuis une dizaine d’années, tous les deux ans, frères, sœurs, neveux, nièces et petits-enfants se donnent rendez-vous au village, à Kpapékou. Ils sont soixante-dix. Les retrouvailles sont joyeuses, heureuses, attendues. Certains débarquent de France et du Canada, d’autres arrivent d’Abidjan à quatre heures de route de là. Comme leurs aînés, ils ont embrassé de brillantes carrières : notaire, pharmacien, informaticien, architecte, basketteur de haut niveau (Richard Dacoury). Paul Dacoury-Tabley, évêque de Grand-Bassam, aîné de Louis-André, ne manque aucune de ces rencontres.

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Au milieu des plantations de teck, Louis-André a fait bâtir une imposante maison, pour laquelle l’expression « havre de paix », souvent galvaudée, prend ici tout son sens. Pour l’atteindre, on passe devant celle de son frère Philippe-Henri Dacoury-Tabley, ancien gouverneur de la BCEAO. C’est sur ces terres que leur père, ingénieur agricole formé par les colons, possédait d’immenses plantations de café et de cacao, parmi les plus grandes de la région. « Un an après son affectation à Soubré [à une centaine de kilomètres plus à l’ouest], il a démissionné de l’administration coloniale pour revenir au village. Les gens lui ont donné ce coin. Mon père voulait transmettre ses connaissances aux autres. Il se disait : pourquoi être si loin alors que je peux le faire auprès de mes parents au village ? » Jean Dacoury-Tabley construira pour eux une école publique et une catéchèse.

« Électrochoc » 

Louis-André fait son entrée en sixième à Abidjan, après avoir été renvoyé du petit séminaire de Gagnoa. L’aîné de la fratrie, Joseph, rentre tout juste de France. Nous sommes en 1957. Il dirige la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) et devient son tuteur. Son épouse, Francine, une Française, travaille à la mairie, au Plateau. « C’est elle qui m’a vraiment éduqué, élevé. C’était un peu ma mère. » Elle lui suggère de passer un concours d’agent de bureau après son renvoi du lycée pour indiscipline. Louis-André se retrouve affecté dans un commissariat de police, au Plateau. Plus tard, il sera reçu au concours d’inspecteur. Ce grand lecteur de roman noir, fan de San-Antonio – le héros de Frédéric Dard –, se réjouit mais déchante vite. Lui qui se rêve luttant contre les injustices se retrouve à expédier les affaires courantes. Il a une vingtaine d’années et s’ennuie. Mis à l’écart, affecté dans le Nord, à Odienné, il sera réaffecté à Abidjan en 1970 grâce à l’intervention de son père auprès du président Houphouët-Boigny.

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Jean Dacoury-Tabley meurt l’année suivante, c’est « un électrochoc ». Louis-André se remémore des conseils que celui-ci lui a adressé, quelques jours avant sa mort, alors que tous deux faisaient route vers Gagnoa, lui au volant, son père à l’arrière : « L’héritage, ce ne sont pas que des biens matériels. C’est d’abord le comportement que ton père a eu dans sa vie et dont tu peux bénéficier. Je me suis efforcé de bien me comporter, c’est ce qui doit te servir. » Il décide de partir en France pour suivre un cursus universitaire en histoire à Nantes puis à la Sorbonne, à Paris. Sa maitrise porte sur « le peuplement du monde bété » ; sa thèse, sur « le fonctionnement de la société bété précoloniale ». À son retour à Abidjan en 1981, il est recruté dans un institut de recherche. Il démissionne deux ans plus tard pour se lancer, sans grand succès, dans le commerce chez lui à Gagnoa. La ville est alors dirigée par son frère, François, ministre sous Houphouët-Boigny, député. Un ponte à l’époque de l’ancien parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).

Le FPI, « une nouvelle ère »

Toutes ces années, Louis-André n’a jamais perdu le contact avec son grand ami Laurent. Ce dernier rentre d’exil en 1988. « Nous enclenchons alors totalement les choses : faire en sorte que le Front populaire ivoirien (FPI) sorte du salon [Le FPI existe de manière informelle depuis 1982] », explique-t-il. Pendant deux ans, « le groupe vit en semi-clandestinité ». « À cette époque, je ne vois plus ma famille. Je suis tête baissée dans les activités du Front. Je fais le tour du pays pour mobiliser. Nous étions dans une zone floue, tolérée. »  Puis la décision est précise : « Provoquer le pouvoir en allant déposer nos papiers pour nous faire reconnaitre en tant que parti politique. »

Nous sommes le 3 avril 1990. Les rayons du soleil affleurent sur la lagune Ébrié et le préfet, dont les bureaux se trouvent au Plateau, s’apprête à connaitre la journée la plus stressante de sa carrière. L’histoire fait toujours sourire Louis-André Dacoury-Tabley. « Simone [Gbagbo], Laurent [Gbagbo] et Émile Boga Doudou [un cadre du FPI, qui deviendra ministre de l’Intérieur] se rendent gaillardement à la préfecture. Le préfet a sauté au plafond en les voyant débarquer : “Vous êtes contre moi ? Pourquoi est-ce à moi que vous demandez ? Pourquoi me faites-vous cela ?” » Au retour du groupe, c’est l’exaltation : « Ils étaient libres, on ne les avait pas arrêtés, vous vous rendez compte ? Nous venions de pousser notre pion et ça avait fonctionné. Houphouët savait désormais que nous voulions exister légalement. » Le préfet leur demande de revenir le lendemain. « Il a enregistré normalement les papiers. Il était serein. On devine qu’il avait eu des consignes. »

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Après un mois d’attente, le parti unique ne l’est plus, le FPI existe légalement. D’autres suivront, comme le Parti ivoirien des travailleurs (PIT) de Francis Wodié ou le Parti socialiste ivoirien (PSI) de Bamba Moriféré. « Le magma sort. Nous avons servi de bélier. Dès lors, nous entrions dans une nouvelle ère. » Son frère François et sa mère seront convoqués par Félix Houphouët-Boigny. « Le président était outré. »

« Toujours dans l’idée de provocation, nous décidons de faire un congrès à l’hôtel Ivoire. Nous ne jouons pas, et nous nous donnons les moyens financiers d’être vus de tous. » Mais ce congrès ne se passera pas tout à fait comme prévu. « Lorsque nous rentrons dans la salle, nous nous rendons compte que nous ne connaissions pas les gens, nous qui étions organisés en petits comités en clandestinité. Ne risquions-nous pas de devenir ridicule si le PDCI nous infiltrait ? C’était notre raisonnement. Nous savions que Laurent allait être élu secrétaire général, mais pour les autres… » La salle, galvanisée par la promesse de nouvelles pratiques politiques, d’élections des membres des différentes instances, aux antipodes d’un PDCI vertical, grince des dents. « Il y a eu ce petit malaise qui est resté. »

Désaccords et mise à l’écart

Louis-André Dacoury-Tabley restera neuf ans au FPI, dont il fut longtemps secrétaire en charge de la sécurité et de la politique sécuritaire. L’homme « des missions souterraines ». À cette époque, il tient sa famille à distance : « Disons qu’ils ne m’approuvent pas forcement, mais ils me connaissent. Je suis un esprit libre. » Au congrès du parti de juillet 1999, il apprend qu’il n’est plus membre du secrétariat général. Laurent Gbagbo lui annonce, sous la pression de l’ancienne première dame Simone Gbagbo et de d’Aboudramane Sangaré. « J’ai dit : “Je sais que tu te trompes. Je ne connais pas tes raisons, mais je sais que tu as la mauvaise information. Le jour où tu auras le temps, il faudra que l’on en parle.” J’ai quitté la salle ostensiblement, et n’ai plus jamais participé à quoi que ce soit au FPI. »

Des désaccords profonds sont apparus au fil des années entre lui et Laurent Gbagbo. « Une gêne s’est installée au FPI, il est devenu difficile de proposer quoi que ce soit sans être vu en interne comme un contestataire. » Le Front républicain noué entre le FPI et le Rassemblement des républicains (RDR) se fissure. En 1998, le gouvernement d’Henri Konan Bédié invite le FPI a des pourparlers. « Laurent a accepté sans nous prévenir. J’ai constaté cela en réunion restreinte. Nous avions signé un papier avec le RDR, nous aurions dû prévenir nos partenaires. Cela pèse sur les crispations en interne. » Le FPI finira par rompre le Front après le coup d’État du général Guei en 1999 pour se rapprocher du PDCI d’Houphouët-Boigny, décédé en 1993.

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De sa mise à l’écart du FPI, Louis-André Dacoury-Tabley ne garde aucune rancune. Réveiller le passé ne sert à rien, mais le comprendre est indispensable pour avancer. Il insiste sur ce point. Malgré tout, « on ne quitte pas un tel instrument comme cela », souffle-t-il. « Le FPI c’était ma vie, je n’en avais pas d’autre. Je ne m’étais pas investi pour changer mon ordinaire mais pour assoir des idées. Mon père m’a légué ce besoin de justice. Je ne supportais pas que les autres n’aient pas les mêmes droits que moi. C’est une expérience profonde, qui déterminera mon existence par la suite. » Louis-André Dacoury-Tabley se trouvera un nouvel instrument de lutte : un journal. Il lance Le Front à la fin des années 90, journal d’opposition dans lequel s’étalent les secrets du régime et très critique envers le nouvel homme fort de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, élu président en octobre 2000.

La mort d’un frère

En novembre 2002, moins de deux mois après le coup d’état du 19 septembre, Louis-André Dacoury-Tabley annonce son ralliement à la cause rebelle et au Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) depuis le salon parisien d’Hamed Bakayoko. « J’ai la vie de mon pays dans mes tripes, jusqu’à en perdre l’appétit. Cette crise était due à la xénophobie à laquelle je suis viscéralement opposé, j’aurais accepté de me faire tuer pour cela. » Il se rappelle de son père, qui accueillait chez lui des hommes politiques du Nord lors de leurs séjours à Gagnoa. Mais dans son entourage, cette annonce est vécue comme une trahison.

ON NE PEUT PAS AVOIR PERDU UN JEUNE FRÈRE ET ALLER SE COUCHER

Son frère médecin, Benoît, le seul qu’il avait prévenu de sa décision, est assassiné le lendemain. Son corps, encore revêtu de sa blouse blanche, est retrouvé criblé de onze balles, après son enlèvement en plein jour par des hommes se présentant comme des membres des forces de l’ordre. A-t-il payé pour le choix de son Louis-André ? Lorsque ce dernier apprend la tragique nouvelle, il est dans la salle d’embarquement de l’aéroport où il s’apprête à décoller pour Lomé, où se déroulent des négociations inter-ivoiriennes sous l’égide du président togolais Gnassingbé Eyadéma. « J’ai pris le vol, je ne pouvais pas faire autrement. Je me suis dit : “Les dés sont jetés, il faut continuer la lutte.” Les choses étaient claires. On ne peut pas avoir perdu un jeune frère et aller se coucher. Ce serait une triple mort. J’étais galvanisé. » Le jour de l’enterrement du docteur Dacoury, une foule excitée empêchera le passage du cortège funéraire et profanera même son cercueil.

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Plus tard, Guillaume Soro confie à Louis-André Dacoury-Tabley la tête de la délégation des rebelles pour les négociations à Marcoussis, au cours desquelles celui-ci découvre véritablement Alassane Ouattara. « Je l’ai vu intervenir posément, d’une manière très responsable malgré toutes les injures subies. Voilà quelqu’un qui voulait vraiment donner quelque chose pour à son pays. À partir de ce moment, c’est moi qui suis allé vers lui. » Aux antipodes, il décrit un Henri-Konan Bédié « distant, inconscient de la crise ». À propos de son ralliement aux forces rebelles, considéré à l’époque par son entourage comme une trahison, il assume : « Si la rébellion n’avait pas eu lieu, je ne sais pas dans quel régime nous serions aujourd’hui. Il me semble qu’il fallait en passer par là. »

« Raconter l’histoire du pays »

En décembre 2005, Louis-André Dacoury-Tabley intègre le gouvernement de Charles Konan Banny comme ministre de la Solidarité et des Victimes de guerre. Laurent Gbagbo est président. « Les gens ont tendance à oublier cette période. Monsieur le ministre, Monsieur le président, c’est ainsi que nous nous apostrophions. La vie gouvernementale se passaient normalement. Nous nous parlions, contrairement à ce dont certains veulent se convaincre. » En 2007, alors qu’il commence à prendre ses distances avec la rébellion, il se rapproche de sa famille. « Nous avons mis de côté de nos ressentiments. »

Lors de l’arrestation de Laurent Gbgabo le 11 avril 2011, l’ancien ministre est chez lui. « J’ai vu cela de façon affective, non politique. J’ai été touché, cela m’a ramené en arrière. Je me disais : c’est cela qui nous attendait ? Quand même, quelqu’un qui a été votre ami, votre frère, le retrouver dans une situation comme celle -ci… Vous réfléchissiez cinq minutes. » Très rapidement, il prend la décision de foncer à Gagnoa « calmer les gens » : « J’étais obsédé par le fait de les rassurer, eux qui se terraient en brousse. »

Louis-André Dacoury-Tabley se consacre désormais à sa région, en lien direct avec l’exécutif, lui qui, entretemps a été ministre des Eaux et Forêts sous Alassane Ouattara. Longtemps discret sur son parcours familial et politique, il a à cœur de parler « pour raconter l’histoire de son pays », bien plus que la sienne précise-il.  Bientôt, sa maison d’enfance sera rasée. Des commerces seront construits à cet endroit. « Il faut savoir avancer. »

Wendkouni Joël Lionel Bilgo (Burkina Faso): «Il faut éviter de créer des élections de façade avec un simulacre de démocratie»

 

Combien de temps va durer la transition militaire au Burkina Faso ? C'est l'un des enjeux du sommet de la Cédéao ce dimanche 3 juillet à Accra, au Ghana. Pour le régime militaire au pouvoir au Burkina Faso, cette transition doit durer trois ans. Mais pour la Cédéao, ce n'est pas un calendrier raisonnable. Un compromis est-il possible ? Wendkouni Joël Lionel Bilgo est ministre de l'Éducation et porte-parole du gouvernement burkinabè. De passage à Paris, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier et déclare qu'il n'est pas arc-bouté sur la question du délai.

 

RFI : Wendkouni Joël Lionel Bilgo, bonjour. Qu'est-ce que vous attendez du sommet de la CEDEAO de ce dimanche 3 juillet ?

Wendkouni Joël Lionel Bilgo Le Burkina Faso attend de ce sommet du dimanche que la CEDEAO l’accompagne toujours sur le chemin que le pays a emprunté pour retrouver l'ordre constitutionnel normal, en sécurisant le territoire et en permettant aux Burkinabè d'aller le plus tôt possible aux urnes.

Suite au coup d'État du 24 janvier, vous avez été suspendu des instances de la CEDEAO. Il y a trois mois, vous avez fixé la durée de la transition militaire à trois ans, mais la CEDEAO vous a répondu que c'était trop long et vous a demandé d'établir un calendrier raisonnable. Est-ce que vous entendez ce message ?

Écoutez, le Burkina Faso a souhaité que la CEDEAO se rende compte des réalités du terrain en l’invitant à venir au Burkina Faso et à se déplacer à l'intérieur du pays, pour prendre en compte l'ensemble du contexte national afin d'apprécier au mieux la durée qui a été définie.

La semaine dernière, l'ancien président nigérien Mahamadou Issoufou, qui est le médiateur de la CEDEAO pour votre pays, a déclaré à la sortie d'un entretien au palais présidentiel de Ouagadougou : « Je salue l'esprit d'ouverture et de dialogue du colonel Damiba ». Alors, est-ce qu'on va vers un compromis ?

Vous savez, je pense que le président Issoufou a aussi senti que le président Damiba était un homme qui était prêt au dialogue et ne l’économise pas, et un homme qui veut surtout éviter à son peuple de subir des sanctions drastiques qui impacteront la vie de ses citoyens. Le président Damiba est consciencieux de cela et je pense qu'il lui tient à cœur que les Burkinabè ne connaissent pas une sanction de ce fait.

Et si la CEDEAO vous demande de réduire de moitié cette durée de la transition militaire, c'est-à-dire de passer de trois ans à 18 mois, qu'est-ce que vous répondrez ?

Aucune question n'est taboue pour le gouvernement du Burkina Faso, je peux vous le garantir. Mais il est primordial pour nous de tenir compte des réalités du terrain. Vous savez, je crois qu'il faut éviter justement de créer des élections de façade avec un simulacre de démocratie, qui en réalité ne règlent pas les crises profondes que connaît notre pays. Si on reste focalisés sur la question du délai, ça veut dire qu'on va mettre de côté certaines réalités qui tôt ou tard finiront par nous rattraper.

Mais vous ne fermez pas la porte à un délai plus court que trois ans ?

Le Burkina Faso n'est pas arc-bouté sur la question du délai. Ce que nous voulons, c'est le retour de la paix dans un bon nombre de localités de notre pays.

Vous parlez de la réalité du terrain, le 11 juin, une attaque jihadiste d'une très grande brutalité sur la localité de Seytenga dans le nord-est du pays a causé la mort de 86 civils. C'est le deuxième massacre le plus grave de votre histoire, quelle est votre réaction ?

On a vu ces derniers temps une montée en puissance de l'armée burkinabè qui a opéré une saignée profonde dans les rangs des jihadistes, qui donc aujourd'hui se retrouvent à commettre des actes de représailles parfois incompréhensibles. L'armée burkinabè est en train d'opérer une nouvelle stratégie qui pousse justement les djihadistes dans leurs retranchements. Il est question dans cette nouvelle stratégie de renforcer la présence de nos forces de l'ordre, mais surtout de concentrer leur présence dans des unités beaucoup plus fortes et beaucoup plus étoffées en terme de nombre de militaires pour faire face à certaines attaques.

À la suite du drame de Seytenga, vous avez créé deux « zones d'intérêt militaire » où toute présence humaine est interdite. Est-ce que ça ne revient pas à abandonner le terrain aux jihadistes ?

Non, au contraire, c'est pour éviter de créer des dégâts collatéraux lors du déroulé de la stratégie militaire sur ces zones-là. Vous savez, ces zones, notamment le Sahel et puis l'Est, sont des zones déjà désertées par les populations. Donc demander à ces populations honnêtes et sincères de rejoindre les zones sécurisées afin de permettre à l'armée de faire un travail efficace, sans pour autant se poser la question des dégâts collatéraux, nous semblait vraiment être approprié.

À la suite toujours de ce drame de Seytenga, vous avez décidé de regrouper les VDP, les Volontaires pour la défense de la patrie, dans une unité au niveau national. Est-ce à dire que ces miliciens villageois des VDP ont montré leurs limites ?

Oui, il y a eu des limites par endroits. Et puis aussi vous savez, les VDP dans certaines localités ne sont l'image que d'une ethnie. Parfois, ils peuvent être vus comme des milices ethniques vis-à-vis d'autres ethnies.

Des milices anti-Peul par exemple ?

C'est vous qui le dites. Mais en tout cas, la question ethnique est un véritable problème. Sous l'égide du terrorisme se cache aussi une guerre ethnique par endroits.

Dans votre combat contre les jihadistes, qu'est-ce que vous attendez de la communauté internationale et notamment de la France ?

Je vais vous dire une chose. L’Ukraine compte 43 millions d'habitants, la zone des trois frontières - le Burkina Faso, le Mali et le Niger - 69 millions d'habitants. Depuis sept ans, le G5 Sahel demande un financement d'à peu près deux milliards d'euros. Le G5 Sahel ne l'a jamais obtenu. L’Ukraine, en l’espace de deux mois, c'est un peu plus de 13 milliards d’euros d'aide humanitaires apportés par le G7 et par l'Union européenne. L'occasion nous est donnée ici d'interpeller la communauté internationale sur le drame qui se joue dans le Sahel. Il faut vraiment une intervention beaucoup plus massive pour arriver à juguler cette crise-là.

Les jeunes migrants africains sont des êtres humains comme les autres

 
 wathi

Vous réagissez à ce nouveau drame de la migration intervenu lors d’une tentative massive de migrants africains de franchir la haute clôture grillagée séparant l’enclave espagnole de Melilla de la ville frontalière marocaine de Nador. Selon les autorités marocaines, 23 migrants ont péri et 140 policiers ont été blessés. 

Oui, des morts, un bilan officiel qui reste contesté par d’autres sources. Des morts dont on ne sait toujours pas exactement si elles ont été provoquées par les chutes, les bousculades, ou par les coups et la répression brutale des forces de sécurité.

Ce qui est certain, c’est qu’on a vu aussi des vidéos circuler largement qui témoignent de comportements violents totalement inacceptables de policiers marocains, marchant sur des hommes empilés les uns sur les autres, frappant certains d’entre eux avec des matraques. Ces images sont insupportables et ce qu’elles évoquent pour des populations africaines noires est aussi insupportable. Et lorsque les auteurs de ces traitements indignes sont d’un autre pays africain qui investit beaucoup dans la relation politique, économique et culturelle avec ses voisins du sud, le malaise est réel.

Le Maroc a rejoint l’Union africaine, a même postulé il y a quelques années à l’entrée dans la Cédéao, et le Maroc déploie une stratégie africaine remarquable de pragmatisme, avec un accent autant sur l’économie que sur les savoirs et l’éducation. Il faut aujourd’hui que les élites politiques, économiques et intellectuelles du royaume s’attaquent aussi à la difficile mais nécessaire entreprise de démantèlement de tout ce qui ressemble à du racisme dans la société. Les jeunes Africains noirs non diplômés lancés sur les routes migratoires sont des êtres humains qui ont des droits comme tous les autres.

Vous estimez cependant que les politiques migratoires européennes, tout comme l’intérêt limité des gouvernants des pays d’origine des migrants pour la vie de leurs enfants, sont aussi au cœur de ces drames récurrents en mer, dans le désert, en Libye ou à Ceuta et Melilla

Oui bien sûr. Les morts qui se comptent par milliers chaque année sur les routes de la migration sont la double conséquence de l’incapacité à convaincre les jeunes des pays d’origine qu’ils ont un avenir immédiat chez eux, et des politiques migratoires incohérentes et parfois cyniques des pays européens. Rappelons cependant que les migrations sont une constante dans l’histoire de l’humanité et que l’analyse scientifique des migrations depuis des décennies donne des clés de compréhension valables pour toutes les régions du monde.

Les migrants africains réagissent aux mêmes signaux que les migrants mexicains, libanais, vietnamiens, irlandais ou italiens, à des époques correspondant à des contextes évidemment différents. Les contextes justement ne changent pas radicalement d’une année à l’autre. Ce qui veut dire que même dans les pays où des efforts sont faits pour créer des emplois, des opportunités et de l’espoir aux jeunes, le besoin de mobilité ne se tarira pas de si tôt.

C’est pour cela que les politiques migratoires des pays d’accueil sont le facteur le plus déterminant à court terme du niveau de risque encouru par les migrants. Ce sont ces politiques qui vont faire la différence entre le nombre de migrants qui peuvent prétendre à migrer de manière régulière avec peu de risques pour leur vie et ceux qui n’ont aucune chance d’emprunter des voies légales pour migrer.

Vous rappelez les pistes suggérées par le think tank européen, l’Institut Delors, dans une étude sur les migrations Europe-Afrique, étude qui a fait l’objet d’un débat co-organisé avec Wathi il y a quelques mois

En effet. Ce document proposait la création d’un visa pour la recherche d’un emploi dans l’Union européenne, en s’appuyant sur l’expérience de la liberté de circulation des citoyens européens, qui n’a pas généré de vague migratoire massive entre les États, et en mettant à profit l’arsenal juridique et technologique robuste qui assure un contrôle approfondi des personnes qui entrent légalement dans l’Union européenne.

Face à la réalité faite de souffrances et d’une banalisation de traitements inhumains qui rappellent les époques les plus sombres de notre humanité, oser des pistes nouvelles est une exigence morale.

Niger : Moussa Aksar, le journaliste qui a défié Kadhafi et Issoufou

De l’implication du « Guide » libyen dans la rébellion touarègue de 2007 à l’affaire de des surfacturations au sein de l’armée… Depuis plus de quinze ans, le journaliste et directeur de la publication de L’Événement traque scandales et malversations. Portrait d’un infatigable enquêteur.

Mis à jour le 1 juillet 2022 à 17:09
 

 

Le journaliste Moussa Aksar, directeur de publication de L’Événement, le 16 mai 2022, à Niamey. © TAGAZA DJIBO pour JA

Il nous a donné rendez-vous dans le quartier populaire de Zabarkan où se trouvent les locaux de L’Événement. Derrière le portail blanc décrépi, qui proclame qu’il « n’y a pas de liberté sans liberté d’informer », se cache une maison basse, presque sans fenêtres. Le soleil peine à y entrer. L’intérieur est étroit et ne paie pas de mine. Juste de quoi abriter le service commercial du journal, les archives et le bureau du pa0

Dans cette pièce où s’empilent dossiers et journaux, Moussa Aksar a soigneusement encadré une reproduction jaunie et agrandie de la carte de presse du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, enlevé à Abidjan en avril 2004. « Cette affiche me donne du courage, confie-t-il. Kieffer a été tué parce qu’il travaillait sur une enquête qui touchait les intérêts de grandes puissances. Chaque fois que je commence une enquête, je le regarde et je me dis qu’il faut continuer le travail afin d’honorer la mémoire de ceux qui se sont sacrifiés pour faire triompher la vérité. »0

L’heure de la gloire et des procès

Des enquêtes, Moussa Aksar en a mené de nombreuses depuis la création de L’Événement, en 2003. Dès 2005, il fait des révélations fracassantes sur Mouammar Kadhafi et ses velléités militaires au Niger, qui lui valent ses premières « intimidations ». Beaucoup, y compris des confrères, lui conseillent d’abandonner. Le journaliste, qui se définit comme « un soldat de l’information », refuse de céder.

À LIRENiger : rébellion en gestation ?

Il est sûr des informations qu’il a recueillies et en veut pour preuve des photos sur lesquelles « on voit des éléments touaregs défiler sous la tente de Kadhafi ». Il s’est même rendu à Agadez et il en est convaincu, le « Guide » envisage de financer une rébellion touarègue au Niger.

Moussa Aksar voit en partie juste. Deux ans plus tard, en 2007, le nord du pays s’embrase, la rébellion est là. Son enquête lance le journal. C’est l’heure de la gloire et des procès. Lors de la publication, le confrère avec lequel il a travaillé subit des pressions : l’ambassade de Libye « l’a sommé de [se] dédire [et de désavouer leur] travail contre de l’argent ». Il ne résiste pas et Aksar se retrouve vite seul face à ce gros dossier. La même année, Kadhafi porte plainte contre le journal. Devant les tribunaux, Moussa Aksar doit défendre son travail – et son honneur – face à l’homme fort de Tripoli. Représenté par un consortium d’avocats bénévoles, le journaliste remporte la bataille.0

Filières de drogues, trafics de médicaments, corruption au plus haut niveau de l’État et dans l’armée – au sein de laquelle il s’est fait beaucoup de contacts –, rien n’échappe au regard acéré de l’enquêteur, dont le nom est désormais connu et reconnu. Les politiques et les décideurs du pays craignent ses questions. Excédés, certains iront même jusqu’à l’agresser physiquement. Son travail dérange.

À LIRENiger – Détournements au ministère de la Défense : « L’État fera toute la lumière sur ce qui s’est passé »

En septembre 2020, après plusieurs mois d’investigation, c’est à l’armée qu’il s’attaque, en publiant « Malversations au ministère de la Défense : 71,8 milliards de F CFA captés par des seigneurs du faux » (près de 1,1 million d’euro). Après avoir passé au peigne fin les années 2017-2019, il y montre comment des dizaines de millions d’euros ont été détournés par de hauts responsables de l’armée et proches du pouvoir, en surfacturation de matériel militaire, livraison d’armes défectueuses ou en contrats qui n’ont pas été honorés.

Un journal indépendant

Fils d’éleveur, né en 1964 à Agadez, Moussa Aksar fait ses classes dans sa ville natale, loin du fleuve Niger. C’est en 1983 qu’il arrive à Niamey pour ses études universitaires. Il rêve d’être magistrat, s’inscrit en droit, mais doit abandonner au bout de deux ans, faute d’argent. « Je n’avais pas les moyens de continuer. Il fallait que je travaille vite. »

Il prend alors le chemin du journalisme. D’abord en tant qu’animateur dans une radio de Niamey, pour être à l’écoute de la population et être écouté par elle. « Quand je sors du boulot, je ne m’attends pas à être félicité par un ministre. Je veux être gratifié par “un tablier” ou par un chauffeur de taxi. C’est cela ma récompense. »

C’est sous un arbre qu’avec des confrères lui est venue l’idée de créer L’Événement. « Nous voulions être un journal indépendant, au service de la population, et qui soit là pour dénoncer », se souvient-il. Ils se lancent dans l’aventure en 2003. Ils ont peu d’argent. Pour la première parution, ils mettent tous la main à la poche et parviennent à réunir 100 000 F CFA (152 euros). Un maigre pécule, mais ils tiennent bon. Aksar savait qu’emprunter ce chemin ne serait pas suivre un long fleuve tranquille. « Je navigue à vue, comme dans un labyrinthe. Je ne sais jamais ce que je vais trouver au bout, la mort ou autre chose. »

Les années Issoufou

Le dernier quinquennat a été difficile. « L’arrivée de Mahamadou Issoufou au pouvoir a suscité beaucoup d’espoir. Nous étions tous contre un troisième mandat de Tanja. » Mais les années Issoufou ont finalement été éprouvantes pour le patron de L’Événement, qui estime que l’ancien président a « trompé » et « divisé » le peuple nigérien. Ces deux-là – Issoufou et Aksar – se sont toujours méfiés l’un de l’autre. Aksar accuse même l’ancien président d’avoir interdit aux annonceurs de travailler avec son journal.

À LIRENiger : avec qui Mahamadou Issoufou construit-il sa nouvelle vie ?

Les conséquences ont été financièrement lourdes. Depuis 2018, c’est l’organisation Free Press qui soutient L’Événement. Le journal a dû renoncer à son édition papier et passer au 100 % numérique. Pour éviter que le pouvoir n’ait la mainmise sur ses journalistes, Aksar a embauché des confrères étrangers et a fait du Béninois Ignace Sossou, sorti de prison en 2020, son rédacteur en chef.

Il espère que le mandat de Mohamed Bazoum sera porteur de changement. « Pour l’heure, Mohamed Bazoum vit son instant de grâce. Mais le PNDS [Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme] le lie encore à Issoufou, observe-t-il. Il essaie de s’émanciper, mais le noyau dur du parti est encore très fort, et cela m’inquiète. Pour réussir, il doit prendre ses distances, sinon c’est lui qui va devoir partir. »

À LIRENiger – Mohamed Bazoum : quel chef de guerre pour un casse-tête sécuritaire ?

Une petite ferme le long du fleuve

Si ses écrits sont très engagés, Moussa Aksar n’a jamais songé à « faire de la politique ». Il n’aime pas le protocole. Il préfère s’habiller en jeans et baskets, et aller au champ. C’est à une vingtaine de kilomètres de Niamey qu’il se sent le mieux. Il y a dix-neuf ans, il s’est construit une petite ferme le long du fleuve Niger. Quand il n’est pas au bureau, c’est là-bas qu’il passe ses journées, à cultiver ses hectares de manguiers, à nourrir ses vaches et ses chameaux.

« Je vends du lait et des oignons bio. Cela me permet d’être financièrement indépendant », dit-il fièrement. C’est à ce modèle de croissance qu’il croit. L’uranium et le pétrole sont pour lui loin d’être un modèle de développement. Il rêve d’une société nigérienne où l’élevage et l’agriculture seraient au cœur des préoccupations. Et où les panneaux solaires feraient briller les quartiers les plus obscurs du pays.

Sous-catégories

Les informations sur nos maisons de formation datent de quelques années, et nous avons demandé aux responsables de ces maisons de nous donner des nouvelles plus récentes.
La première réponse reçue vient de Samagan, le noviciat près de Bobo-Dioulasso (lire la suite)

 

La deuxième réponse nous a été donnée par la "Maison Lavigerie", notre maison de formation à la périphérie de Ouagadougou, où les candidats ont leurs trois premières années de formation (lire la suite)