C’est l’histoire d’une success-story inaboutie, encore en train de s’écrire. Celle d’un self-made-man sénégalais parti de presque rien avant de constituer, par étapes, un groupe de communication de premier plan, préalable à son entrée en politique. Comme il semble loin, le temps où Bougane Guèye Dany, 46 ans aujourd’hui, n’était qu’un animateur parmi d’autres, officiant sur Teranga FM, une radio de Saint-Louis (Nord) – ville dont il est originaire –, avant de rallier Sud FM pour y lire des dépêches en wolof.
Aujourd’hui, le jeune journaliste anonyme, aîné d’une fratrie de cinq enfants, est devenu un homme d’affaires fortuné dont tout le Sénégal connaît le nom, à la tête d’un groupe puissant où s’entremêlent une chaîne de télévision (Sen TV), une radio influente (Zik FM), un quotidien (La Tribune), un site internet d’information (Actunet.net) et une agence de communication (Dak’Cor). Sans parler de Joni Joni (transfert d’argent et paiement électronique), d’Adesr (une agence spécialisée dans la pige publicitaire, les études stratégiques et la veille concurrentielle) ou encore d’Impactis (marketing opérationnel), qui complètent le tableau.
Engagement citoyen
Plus récemment, il a surtout fait une entrée remarquée en politique (« un peu par effraction, car on ne l’attendait pas là », commente un éditorialiste), après avoir fondé en 2018 le mouvement Gueum Sa Bopp (« croire en soi », en wolof – GSB). « Je me définis comme quelqu’un qui a un engagement citoyen, pas comme une personnalité de la scène politique, confie-t-il à JA. Je suis un entrepreneur, je me suis fait dans le privé. Mais si nous ne nous levons pas pour changer la façon dont ce pays est géré, nous irons dans le mur. »
« Citoyen ». Le mot revient, tel un leitmotiv, dans le discours de Bougane Guèye Dany. « Mon engagement citoyen tourne autour de l’amélioration de la situation du Sénégalais lambda, afin de sortir du guêpier dans lequel les politiciens nous ont plongés », ajoute-t-il.
Le jour où, après plusieurs mois d’attente, nous parvenons enfin à être reçus dans l’immeuble Joni Joni, à Dakar, par ce businessman jusque-là insaisissable car surbooké, le Sénégal est en émoi. La veille, un incendie survenu dans le service de néo-natalité de l’hôpital de Tivaouane a entraîné la mort de onze nouveau-nés. Un drame qui endeuille le pays, quelques semaines après une autre affaire ayant défrayé la chronique : le décès d’une femme enceinte en couches, faute de soins adéquats.
Sur le sujet, Bougane Guèye Dany est intarissable. « Je fais le tour du pays au moins deux fois par an. Dans certaines localités, ce sont les populations elles-mêmes qui doivent se cotiser pour rémunérer le personnel de santé. » Et d’égrener les exemples qui témoignent, selon lui, de l’une impéritie sanitaire dont ont fait preuve les autorités qui se succèdent au pouvoir depuis plus de trente ans. « À moins de 10 km de la présidence de la République, à Guédiawaye, l’hôpital n’a toujours pas de bloc opératoire car il est en construction depuis deux ans, affirme-t-il. À Jaxaay, le centre de santé l’est, lui, depuis onze ans. Les infrastructures sanitaires de Dakar n’ont pas vraiment évolué depuis 1990, malgré l’explosion démographique. Et je ne parle même pas du Sénégal de l’intérieur ! » Selon lui, de telles situations sont « en déphasage total avec ce Sénégal radieux qu’on veut nous présenter au niveau de Dakar, avec des infrastructures en veux-tu en voilà ! »
J’AI COMPRIS QU’EN POLITIQUE, LA LÉGITIMITÉ EST ÉLECTIVE, QUELLES QUE SOIENT LES AMBITIONS QUE VOUS NOURRISSEZ
Il y a quelques années, ce tycoon des médias avait tenté d’apporter sa pierre à l’édifice en lançant une copie « discount » de SOS Médecins (dont les services, à Dakar, sont inabordables pour une famille modeste). En 2014, il lance le projet Sen-Docteurs, où 75 médecins sont recrutés parmi les 1 350 alors au chômage. À bord de dix-huit voitures, équipés du matériel requis, et 24 h/24 h, ces derniers proposent un service équivalent à celui de SOS Médecins… pour 1 000 F CFA (1,50 euros) la consultation. Face à la bronca provoquée au sein de la corporation, l’État leur demandera toutefois d’arrêter au bout de deux mois d’activité.
« C’est alors que j’ai compris qu’en politique, la légitimité est élective, quelles que soient les ambitions que vous nourrissez, analyse l’intéressé. Car ceux qui sont élus peuvent vous mettre des bâtons dans les roues. » Bougane Guèye Dany décide de changer de braquet. En 2018, il se lance en politique en créant Gueum Sa Bopp.
Candidatures retoquées
La politique demeure toutefois, à ce jour, un domaine où la bonne fortune que ce surdoué des affaires avait connue jusque-là se fait attendre. En 2019, sa candidature à la présidentielle est retoquée par le Conseil constitutionnel pour défaut de parrainages validés. Un scénario qui s’est reproduit au début de l’année 2022, avant les élections locales, pour lesquelles il comptait présenter une liste pour conquérir la mairie de Dakar ; puis, à nouveau, en mai, à quelques semaines des législatives – prévues le 31 juillet.
« Aux locales, pas moins de 92 listes ont été invalidées », rappelle-t-il, ajoutant que la particularité de Gueum Sa Bopp est d’être un mouvement citoyen qui emmenait dans son sillage une coalition de partis politiques. « Une première au Sénégal », assure-t-il. Dans le département de Dakar, lors des locales, cette coalition est néanmoins arrivée en troisième position derrière les poids lourds de l’opposition et de la majorité, alors qu’elle ne se présentait que dans onze communes sur dix-neuf. Dans le département de Pikine, Gueum Sa Bopp s’est classé deuxième ; troisième dans les départements de Keur Massar et de Guédiawaye (banlieue de Dakar) et encore deuxième à Rufisque, à la périphérie de la capitale. »
Une menace pour Macky Sall ?
Un résultat encourageant pour la suite, puisque Bougane Guèye Dany revendique 228 000 voix à l’échelle du pays, au vu des résultats des locales. « Comment quelqu’un qui obtient un tel score pourrait-il rencontrer un problème pour obtenir ses parrainages ? » s’interroge-t-il, en évoquant ses déconvenues récentes en la matière. « Le président Macky Sall a tout fait pour organiser une « sélection », et non des « élections » », poursuit-il en ironisant. Il estime que le scénario des futures législatives est en voie de reproduire celui des locales, en admettant tout au plus « une opposition amputée ».
BOUGANE, C’EST UN FLIBUSTIER DE LA VIE POLITIQUE SÉNÉGALAISE QUI PENSE TROUVER SA VOIE ENTRE MACKY SALL ET OUSMANE SONKO EN UTILISANT SON GROUPE DE PRESSE COMME LANCE-FLAMMES
« Bougane », comme on l’appelle au Sénégal, se voit comme une menace pour Macky Sall, sans s’embarrasser outre mesure de modestie : « Un homme d’affaires, qui jouit d’une aura, adulé par la jeunesse et par la gent féminine… » Encore faudra-t-il le démontrer lors de la présidentielle de 2024 – à condition de franchir, cette fois, le filtre des parrainages.
Dénonçant « les tripatouillages de la Constitution », le Citizen Kane sénégalais avoue sa déception face au régime qui a succédé, il y a un peu plus de dix ans, à celui d’Abdoulaye Wade. « Nous avions l’espoir que quelque chose allait changer avec Macky Sall. Mais, malheureusement, nous sommes toujours confrontés au même système, aux mêmes acteurs, et cela produit les mêmes effets, au détriment d’un investissement sur l’homo senegalensis. Macky Sall nous avait dit : « La patrie avant le parti ». En réalité, nous avons une gestion clanique, gabegique, basée sur des projets pharaoniques. »
Une approche que vient doucher une personnalité de la majorité présidentielle : « Bougane, c’est un flibustier de la vie politique sénégalaise qui pense trouver sa voie entre Macky Sall et Ousmane Sonko en utilisant son groupe de presse comme lance-flammes. »
Quant à la nomination, toujours attendue, d’un Premier ministre – poste supprimé en 2019 avant d’être rétabli à la fin de 2021 –, Bougane Guèye Dany se fait ironique : « Macky Sall promet beaucoup. La seule chose qu’il oublie de promettre, c’est qu’il tiendra ses promesses. »
« À Gueum Sa Bopp, nous considérons que le Sénégal n’a pas besoin de plus de vingt ministres. Et la nomination d’un PM est le cadet des soucis du Sénégalais lambda, lance-t-il. Ce qui devrait occuper nos dirigeants, c’est faire en sorte que la souffrance des populations soit abrégée ; et non pas les gratifications et privilèges liés à l’exercice de leur fonction. »
Et l’homme d’affaires de pourfendre, tous azimuts, les failles d’un système qu’il juge clientéliste et déconnecté des priorités de ses compatriotes. « Nous avons l’un des plus beaux stades d’Afrique, c’est vrai. Et pourtant, nous sommes l’un des pays les plus pauvres du continent. Dans le même temps, nous n’avons pas de véritable football professionnel dans ce pays ; juste un clan du foot qui fait vivre, au mieux, quelque 500 personnes. » Il dénonce aussi le coût astronomique de cette infrastructure : « Comment peut-on emprunter 553 milliards de F CFA pour les investir dans un stade qui servira peut-être six fois dans l’année ? » lâche-t-il, rappelant que, non loin du stade Abdoulaye-Wade, « il y a des classes d’école sous abri provisoire, avec des enfants qui étudient à même le sol ».
Appels du pied au président
Homme d’affaires atypique, Bougane Guèye Dany prend le risque de voir le pouvoir en place lui faire payer ses sorties péremptoires. Depuis près d’un an, le Fisc sénégalais lui réclame en effet une somme astronomique, qui menace la survie de son groupe de médias. À l’entendre, ce contentieux se serait perdu dans les limbes. « Je n’ai plus de nouvelles à propos de cette affaire. Il s’agit d’un coup de pression fiscale. Je n’ai ni compte bancaire ni bien à l’étranger. Aujourd’hui, je suis pourtant persécuté par l’administration : on me réclame 2 milliards de F CFA au titre de la télé et, avec la radio et le journal, on atteint presque 4 milliards ». Depuis neuf mois, les comptes de Sen TV sont bloqués. Mais je n’ai plus aucune nouvelle. »
Qu’est-ce qui fait courir Bougane Guèye Dany ? Ses affaires sont florissantes et il prend le risque de recevoir, en politique, un uppercut qui pourrait le laisser au tapis . « Il veut être quelqu’un qui compte. Il a de l’ambition », résume une personnalité des médias qui le connaît bien. Non sans s’interroger sur les éventuelles arrière-pensées de cet acteur influent qui aurait déjà, assurent plusieurs sources, fait des appels du pied discrets à Macky Sall. « Jusqu’où a-t-il des convictions ? » demande la même source, insinuant qu’un jour, peut-être, le vent pourrait faire tourner l’intéressé.