Judaïsme, christianisme et islam font d’Abraham leur ancêtre. Mais ils portent sur lui des regards différents.
Abraham, dont le nom signifie littéralement « père d’une multitude », est perçu comme un personnage fondamental dans les textes sacrés des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. Le patriarche serait né en 1948 après la création du monde selon la tradition juive, soit vers 1812 avant notre ère. Il est dit originaire d’Ur en Chaldée, région située entre le Tigre et l’Euphrate, aujourd’hui en Irak.
Il n’existe aucune trace archéologique de l’homme. Il est néanmoins probable qu’à l’origine, les traditions relatives à Abraham, son fils Isaac et son petit-fils Jacob aient été indépendantes les unes des autres avant d’être assemblées en un récit à la généalogie commune à une époque nettement postérieure aux événements, vraisemblablement au 7e siècle avant notre ère.
Abraham, un nouveau départ de l’histoire humaine
L’histoire d’Abraham est emblématique et singulière. Il représente le choix d’une foi monothéiste dans un monde qui ne l’était pas. La vie d’Abram (« père exalté ») est ainsi marquée par la redécouverte du monothéisme d’Adam, et un appel divin (Genèse 12, 1-3) où Dieu lui demande d’abandonner les siens pour un pays inconnu en échange d’une descendance innombrable et d’une gloire pérenne – par son intermédiaire seront bénies toutes les nations du monde. Le récit se présente donc comme un nouveau départ de l’histoire humaine dans sa relation avec Dieu après l’échec de la tour de Babel. Après avoir scellé cette alliance avec Dieu par la promesse de circoncire tous les mâles de sa maison (Genèse 17, 5), Abram devient Abraham, « père d’une multitude de nations », et dans la tradition juive, le premier Hébreu.
La promesse sera tenue puisque ses enfants prospèrent. L’un d’entre eux, Jésus-Christ, est présenté comme directement issu de sa semence (Évangiles, Galates 3, 16). L’apôtre Paul se réfère au patriarche comme métaphore du croyant chrétien, parce qu’Abraham a eu foi en Dieu et a été fidèle à sa loi, avant même que celle-ci fût révélée à Moïse. Ainsi, par la foi, les païens peuvent devenir « fils d’Abraham » (Galates 3, 7). Les théologiens chrétiens feront d’Abraham le type même de l’homme juste aux yeux de Dieu, le précurseur de Jésus.
Fils de Terah (Gn. 11, 26), un idolâtre vendeur d’idoles, et d’Amtlaï (selon la tradition orale reprise par le Talmud), Abraham est celui qui reconnaît l’existence d’un Dieu unique par sa seule raison, dans les trois traditions, juive, chrétienne et musulmane. La Aggadah, partie non juridique des textes rabbiniques, fait même le récit d’un adolescent audacieux, rebelle à l’idée du polythéisme jusqu’à détruire toutes les idoles façonnées par son père, sauf une à laquelle il donne un bâton. Quand il annonce à son père que cette dernière est la responsable de la destruction, Terah s’exaspère et souligne qu’il est impossible qu’une statue ait détruit toutes les autres. « Tes oreilles entendent-elles les paroles que ta bouche profère ? », lui répond son fils. Ce récit est repris par le Coran (37, 83-98), qui voit en Abraham le premier des monothéistes et « l’ami de Dieu ».
Si le christianisme inclut le judaïsme et l’islam quand il parle de « religion d’Abraham », se référant à un ancêtre commun, ce n’est en fait pas le cas pour la plupart des musulmans. Selon eux, le Coran réinterprète plutôt qu’il ne reprend le récit biblique. Ainsi Ibrahim, comme l’écrit le Coran où il est cité 69 fois dans plus de 245 versets, n’est ni juif, ni chrétien, mais vrai croyant et musulman (hanif et muslim – Coran, 3, 67). Le texte sacré a préservé les révélations faites aux prophètes qui ont précédé Mahomet, corrigeant ce qui aurait été déformé par les traditions juives ou chrétiennes.
Au cœur du débat, une difficile question de filiation et du fameux sacrifice d’un bélier immolé en lieu et place du fils préféré, Isaac pour les juifs et les chrétiens, Ismaël pour la tradition musulmane – le Coran reste muet sur l’identité du fils choisi. La stérilité de sa femme, Saraï, et le fait qu’Abraham ait alors plus de 80 ans, la pousse à donner à son mari sa servante égyptienne Hagar, qui met au monde un fils, Ismaël. Dieu démontre sa puissance, renommant Saraï en Sarah et la faisant enfanter à 90 ans alors qu’Abraham a 100 ans, d’un fils, Isaac. Pour éviter toute dispute d’héritage, Hagar et Ismaël sont abandonnés dans le désert où ils ne survivent qu’avec l’aide de Dieu. Isaac succède ainsi matériellement et spirituellement à son père pour le judaïsme et le christianisme. En revanche, chez les musulmans, c’est Ibrahim qui reçoit l’ordre de construire une maison pour adorer Allah, la Ka’ba à La Mecque, et c’est avec son fils Ismaël qu’il inaugure un pèlerinage à cet endroit.
Abraham est ainsi présenté comme le fondateur lointain de l’islam. Quant aux chrétiens, ils insistent sur la foi inébranlable du patriarche plus que sur son élection ou son ethnicité. Les juifs perçoivent Abraham comme le père du peuple juif, et le premier des prophètes qui transmirent la volonté divine au peuple hébreu. Abraham est en conséquence à la fois le plus consensuel des personnages bibliques et coraniques, mais aussi le plus petit dénominateur commun entre les trois grandes religions. Chacune s’y reconnaît et s’en revendique sans forcément s’accorder sur la figure concrète du patriarche et sur ce qu’il représente.
David Vauclair
Historien, auteur de Judaïsme, christianisme, islam. Points communs et divergences, Eyrolles, 2016.
Source : Abraham : un patriarche, trois héritages ?, Daivd Vauclair, Sciences humaines, Grands Dossiers Hors-série N° 5 – décembre 2016 – janvier-février 2017- Les monothéismes – 8€50