Justice et Paix

" Je suis homme, l'injustice envers d'autres hommes révolte mon coeur. Je suis homme, l'oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ne m'inspirent que de l'horreur. Je suis homme et ce que je voudrais que l'on fit pour me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de ces peuples l'honneur, la liberté, la dignité. " (Cardinal Lavigerie, Conférence sur l'esclavage africain, Rome, église du Gesù)

 

NOS ENGAGEMENTS POUR LA JUSTICE T LA PAIX
S'EXPRIMENT DE DIFFÉRENTES MANIÈRES :

En vivant proches des pauvres, partageant leur vie.
Dans les lieux de fractures sociales où la dignité n'est pas respectée.
Dans les communautés de base où chaque personne est responsable et travaille pour le bien commun.
Dans les forums internationaux pour que les décisions prises ne laissent personne en marge.

Dans cette rubrique, nous aborderons différents engagements des Missionnaires d'Afrique, en particulier notre présence auprès des enfants de la rue à Ouagadougou et la défense du monde paysan.

 

Peuls et Dogons dans la tourmente au Mali : histoire d’une longue relation ambivalente | The Conversation

Au centre du Mali, dans la moitié Est de la région de Mopti, où des tueries sans précédent se déroulent, il a existé depuis des siècles une cohabitation plus ou moins paisible au gré des circonstances politiques des divers peuples présents.

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Des éleveurs Peuls (ici en 2005, au sud de Gao). KaTeznik/Wikimedia, CC BY-SA

Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré, Institut national des langues et civilisations orientales – Inalco – USPC

De manière schématique, les Dogons agriculteurs vivent sur les falaises et dans les plaines exondées. Les Peuls sont traditionnellement des pasteurs transhumants, allant des zones arides au delta du fleuve Niger. Dans cette zone, ces deux grands peuples vivent d’échanges de leurs denrées, se complétant les uns les autres. Les Peuls apportent le lait et le fumier ; les Dogons, toutes les denrées alimentaires cultivées. L’écosystème local rend donc chaque communauté dépendante des autres.

Région centre du Mali. Wikimedia

Des Peuls dominants, des Dogons dominés

Pourtant, l’équilibre théorique qui voudrait que ces peuples puissent cohabiter en se complétant a été souvent mis au mal au cours de l’Histoire. Tous ont, certes, été dominés par les grands empires ayant couvert le Mali actuel, comme l’empire Songhaï entre le milieu du XVᵉ siècle et la fin du XVIᵉ siècle.

La création d’un royaume peul théocratique et ethnocentrique, la Dîna du Macina, établie définitivement en 1818, est un tournant capital dans les relations entre Peuls et Dogons.

Face aux vexations de leurs voisins – notamment celles du puissant royaume bambara de Ségou, au Sud-Ouest, et des Touaregs au Nord –, des Peuls se rebellent et travaillent à une régénération sociale sur la base de principes islamiques. Ils délimitent et occupent des régions nouvelles. L’islam régit la vie sociale. Les parcours de transhumance des bêtes sont tracés. Face à ce joug, des Peuls païens refusant la domination du clan régnant des Barry s’exilent. Les populations non-peules, considérées comme païennes également, sont asservies, et réduites à des conditions de citoyens de seconde zone.

Quelques décennies plus tard, Oumar Tall, un autre conquérant djihadiste venu de l’ouest, peul également, s’oppose au Macina, et crée un nouvel ordre. Son neveu et ses fils ont régné et perpétué la domination peule dans ce pays, bien que les relations avec les Dogons se soient améliorées, à travers des alliances occasionnelles.

La colonisation, quelques décennies plus tard, écrase toutes les communautés, rééquilibre les statuts sociaux et interdit formellement l’esclavage (bien que le système de castes persiste dans les rapports sociaux, jusqu’à aujourd’hui), comme Amadou Hampâté Bâ le décrit si bien dans son œuvre Amkoullel, l’enfant peul.

À l’indépendance du Mali, en 1960, le socialisme du pays tout juste né réitère l’égalitarisme social. La féodalité peule est morte pour de bon.

Dans les années 1970-80, changements de dynamiques

Les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 impactent toutes les populations locales. Les agriculteurs et les agro-pasteurs s’en sortent difficilement, mais mieux que les pasteurs. Avec la décimation des troupeaux, les Peuls (pasteurs) chutent encore plus socialement. Ils sont obligés de compter bien davantage sur les autres communautés. Spécialistes reconnus de l’élevage, ils s’occupent des bêtes de leurs voisins, tels les Dogons, dans des relations de nature clientéliste.

Les plans agricoles nationaux donnent la préférence aux agriculteurs qui, désormais, occupent des espaces autrefois situés dans le sillage des troupeaux des Peuls. Les anciens voisins entrent régulièrement en tension du fait de cette problématique d’accès aux terres. Celle-ci reste une source essentielle de griefs, bien au-delà des mémoires d’un autre siècle.

Dans le même temps, l’État devient plus présent. L’industrie du tourisme fleurit dans ce qui est appelé « le Pays Dogon », suscitant un récit selon lequel les Dogons seraient les véritables autochtones de cette région, occultant sa nature hétérogène. Les autres peuples ont tout de même tous pu bénéficier de l’intérêt pour le « Pays Dogon », joint à un circuit intégrant l’illustre ville de Djenné, ainsi que la capitale de la région administrative, Mopti.

Le « Pays dogon » Office du tourisme du Mali

Malgré des incidents fréquents, la violence intercommunautaire n’a jamais prévalu. L’État a su s’interposer. La période plutôt calme des années 1990 à 2012 a alimenté l’idée que les populations vivaient ensemble depuis des générations dans la paix. L’histoire et la mémoire sociale des antagonismes sont tues. Il n’en reste pas moins que Dogons et Peuls vivaient effectivement côte à côte.

En 2012, l’apparition d’un nouvel antagonisme

Avec le coup d’État de mars 2012 à Bamako, la chaîne de commandement de l’armée malienne s’est effondrée. Le fonctionnement des services de l’État a été remis en question. Sans agents de l’État pour s’interposer, les affrontements se multiplient entre agriculteurs dogons et pasteurs peuls, provoquant la mort de dizaines de personnes. Une violence nouvelle, sans borne, voit alors le jour.

L’État malien perd du terrain dans la région de Mopti face à la rébellion touarègue du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et son allié Ansar Dine. Quelques zones de la région de Mopti ont alors été occupées par ces deux mouvements. Les habitants de Douentza, par exemple, ont connu de nombreuses exactions sous le joug des occupants.

Une autre organisation, le Mouvement pour l’Unicité et le Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) émerge durant cette même période. Ce mouvement djihadiste s’empare de la ville de Douentza en septembre 2012. La population se sent délivrée du joug des rebelles. Les nouveaux maîtres des lieux gèrent la ville selon leur idéologie rigoriste. Un certain ordre s’installe alors, malgré la limitation des libertés des citoyens.

La ville de Douentza, dans le centre du Mali. Google Maps

Durant la période allant de l’occupation d’une partie du cercle administratif de Douentza à sa reconquête lors de l’opération militaire française « Serval », en janvier 2013, de nombreux jeunes Peuls ont rejoint les rangs du MUJAO. Ces derniers ont justifié leur adhésion par une soif de justice sociale, une forme de pragmatisme et d’opportunisme, mais aussi par une volonté de survie face à de nouveaux bourreaux.

Cette brève période a marqué durablement les esprits sur place. Les Peuls ont commencé à être assimilés aux djihadistes.

En 2015, l’irruption du Front de libération du Macina

La présence de l’État malien est restée précaire, malgré la reconquête de ce territoire. En 2015, la situation sécuritaire de la région n’était toujours pas stabilisée, tout comme les antagonismes récents, nés durant l’occupation de la zone par les djihadistes.

Un nouveau mouvement djihadiste émerge en 2015, le Front de libération du Macina. Il est commandé par un Peul, Amadou Kouffa. Considérant les Peuls comme étant des alliés naturels des djihadistes, du fait de l’histoire fondatrice du Macina au XIXe siècle (dont il s’approprie l’héritage), Kouffa invite tous les musulmans à le rejoindre et à lutter contre l’État malien. Cependant, il indique bien dans des prêches qu’il ne mène pas cette guerre de régénération sociale au nom d’une communauté particulière, mais dans une certaine forme d’égalitarisme inclusif.

Ce discours résonne au sein des communautés peules appauvries, mécontente de l’ordre social dans lequel elles vivent, et victimes d’exactions répétées par des membres de l’armée malien.

Le Front de Libération du Macina fait rapidement allégeance à Ansar Dine (dirigée par Iyad ag-Ghaly), fusionnant au sein d’un nouveau mouvement : le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Cette nouvelle corporation mène de nombreuses opérations dans la zone, terrorisant les populations civiles issues de toutes les communautés.

Par ailleurs, de nouveaux groupuscules djihadistes apparaissent sur place, dont Ansar ul Islam, basé au nord du Burkina Faso et qui mène fréquemment des incursions dans la région de Mopti. Ansar ul Islam est lui aussi dirigé par des Peuls, et recrute en priorité dans cette communauté.

Le cycle de la violence s’installe

Le ressentiment des communautés voisines des Peuls augmente alors. Les civils peuls sont accusés d’être des informateurs, des alliés des djihadistes. Des groupes d’autodéfense se constituent. Des hameaux peuls sont attaqués en représailles aux actions des djihadistes. Le cycle de la violence s’installe, avec les velléités de revanche des Peuls face aux agressions dont ils sont victimes. Peuls et Dogons s’accrochent fréquemment dans des heurts sanglants. Les anciens antagonismes surgissent à nouveau et nourrissent l’hostilité ambiante.

Une étude à visée préventive du United States Holocaust Memorial Museum avait, dès 2016, mis en lumière les discours négatifs croisés entre les deux communautés. Certains Peuls perçoivent les Dogons comme « barbares » et « peu civilisés ». En retour, ils sont accusés d’avoir « un tempérament dominateur » de manière atavique et d’être des fidèles du djihad.

La parole violente se répand dans les discussions, sur des pages Internet. L’idée qu’il existe un pays dogon unifié, dans un continuum géographique, émerge. Les Peuls sont considérés par des radicaux comme étant des éléments allogènes à cet espace. Dans certaines zones, ils sont tous expulsés dès 2016. La persistance des actions des djihadistes renforce ces accusations, bien que l’immense majorité des civils peuls soient opposée à ces mouvements fondamentalistes armés.

La naissance d’une idéologie de nettoyage ethnique

C’est dans ce contexte que naît la milice dogon Dan Na Ambassagou (« Les chasseurs se confient à Dieu ») en décembre 2016. Dès sa création, ses leaders annoncent leur volonté indéfectible de s’attaquer à tout ennemi des Dogons. Leur bellicisme est présenté comme nécessaire et héroïque, contribuant à la « guerre contre le terrorisme » qui capte tant l’attention de l’État malien et de ses alliés. Les attaques contre les villages peuls s’intensifient.

En réaction, des groupes de peuls organisent des expéditions punitives contre des localités dogons. De nombreux civils se voient donc doublement attaqués par ces groupes et par les djihadistes, accentuant le sentiment que Peuls et djihadistes mènent bien un combat commun.

Cependant, Dan Na Ambassagou et ses alliés prennent l’avantage, avec de l’équipement militaire sophistiqué, des armes lourdes, des gilets pare-balles dont la provenance reste à ce jour inconnue. Leur coalition comprenant des combattants étrangers à la zone entame des patrouilles. Ces combattants sont décrits comme des mercenaires, mais nul ne sait ce qui les motive, et qui les dirige.

Parallèlement à ces développements, des messages de haine contre les Peuls commencent à circuler sur les médias sociaux. Dans de nombreuses pages, des allusions sont faites à une idéologie de domination de la part des Dogons. La minorité de Dogons qui se montre hostile aux Peuls, encourageant l’action des milices, appelle à leur expulsion définitive, voire à leur élimination, et à la destruction de leur culture. Une idéologie du nettoyage ethnique prend forme.

Chasseur dogon traditionnel (ici en 2010). J. Drevet/Wikimedia, CC BY-SA

A partir de 2016 jusqu’à aujourd’hui, les civils peuls fuient par milliers la violence exercée par les milices vers les grandes villes de la région, certains se réfugient très loin de chez eux, jusqu’à Bamako, où il vivent dans une indigence extrême.

Dans le centre du Mali, les milices s’enorgueillissent d’une supposée alliance avec des agents de l’État. Elles sont fréquemment aperçues en train de mener des patrouilles avec des soldats. Cette vision amplifie la terreur chez des Peuls faisant face à ce qui ressemble à une lutte totale contre eux, sans possibilité de se tourner vers l’État – des soldats s’étant d’ailleurs livré à des exactions et des arrestations arbitraires sur des civils peuls, amalgamés encore et toujours aux terroristes. Le gouvernement de Bamako élabore certes des plans de sécurisation, mais ils restent lettre morte.

Malgré cet antagonisme, des civils dogons ont su abriter des Peuls en fuite, et à de nombreuses reprises. Des communautés peules entières doivent ainsi leur salut à ces Dogons.

Ogossagou, le point culminant de la violence

Face à l’augmentation de la violence, des milices peules se revendiquant comme non-islamistes apparaissent. Elles prônent, elles aussi, l’autodéfense comme raison d’être et mènent, à leur tour, des actions armées, accroissant la peur chez les civils dogons. À l’exode continu des Peuls s’ajoute donc celui de certaines communautés dogons.

Malgré l’émergence de ces groupes peuls d’autodéfense, ces derniers restent largement la population la plus touchée par les exactions. Dan Na Ambassagou et ses alliés, mieux équipés et plus nombreux, prennent le dessus. À partir de 2018, de nombreuses vidéos et témoignages prouvent que ces groupes se livrent à des actes de torture sur des Peuls, n’hésitant pas à les mutiler. Face à ces crimes, soumis à une propagande efficace, la terreur s’installe de plus belle chez eux. C’est dans ce contexte que les meurtres de masse actuels ont lieu. De nombreuses localités peules sont complètement incendiées, leurs habitants exécutés.

Et, finalement, l’effroyable carnage de Ogossagou arrive. Dans ce village, le 23 mars 2019, la violence atteint son paroxysme : des enfants, des femmes enceintes, des personnes âgées – toute personne ayant pu être attrapée par les assaillants – sont exécutés. Certains sont brûlés vifs. D’autres sont égorgés. Les images du massacre circulent, et font prendre enfin conscience aux Maliens et à l’opinion internationale à quel point les violences actuelles vont bien au-delà de conflits intercommunautaires. Il est devenu aujourd’hui évident qu’une idéologie de nettoyage ethnique meut les milices coupables de ces exactions.

Ces évènements tragiques et hautement médiatisés prennent place dans une longue histoire de coexistence souvent difficile entre Peuls et Dogons. Le défi à relever, si la paix advient, sera de réconcilier ces deux peuples, et de bâtir la société idéalisée des années 90 et 2000.

Une grande partie des tensions actuelles est due à l’irruption d’acteurs externes et à la diffusion de fausses informations altérant les perceptions mutuelles : djihadistes et milices de mercenaires divisent. Chacun se sent vulnérable.

Or, sans État pour s’interposer, défendre, expulser les acteurs de la discorde, la violence risque bien, hélas, de continuer de s’accroître.

Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré, Chargé de cours, Institut national des langues et civilisations orientales – Inalco – USPC

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

«Un rein contre des études en France» :
les enseignements d’une rumeur africaine
|The Conversation

L’annonce, faite par le gouvernement français le 19 novembre 2018, de la très forte augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers hors communauté européenne (passage de 170 à 2 770 euros en licence, et de 243 euros en master ou de 380 euros en doctorat à 3 770) a provoqué de nombreuses critiques et inquiétudes.

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Le site parodique tunisien LerPesse a largement diffusé un article selon lequel les étudiants africains devraient donner un rein en ‘caution’ pour venir étudier en France. LerPesse

Julien Bondaz, Université Lumière Lyon 2

Les étudiants africains, qui représentent près de la moitié des étudiants étrangers, se sont sentis particulièrement concernés et ont largement commenté cette annonce polémique.

Dans un tel contexte, la large et récente diffusion sur les réseaux sociaux d’un article parodique intitulé « Campus France : les étudiants africains invités à déposer un rein en caution au début de leur cursus universitaire », a généré de multiples réactions parmi les étudiants et étudiantes des pays francophones d’Afrique de l’Ouest.

Le fait que cet article, issu d’un site parodique tunisien, ait suscité le doute plutôt que l’incrédulité, et même qu’il ait parfois été pris au sérieux au point de faire scandale, permet certes d’insister sur les processus de transformation d’un énoncé parodique en rumeur ou en fake news. Il est cependant plus intéressant de souligner que cette (fausse) nouvelle a été considérée comme potentiellement véridique par un nombre suffisamment important d’étudiants et d’étudiantes pour qu’elle prenne rapidement un caractère viral.

Cela justifie de la prendre au sérieux, en l’interrogeant moins sous l’angle de l’altération de l’intention de son énonciateur, que sous celui de sa pertinence pour ses récepteurs. C’est à cette condition que l’on peut comprendre son actualité, en l’inscrivant dans un champ plus vaste de rumeurs transnationales concernant le trafic d’organes, et ainsi mieux cerner ce que signifie, pour les jeunesses ouest-africaines, la possibilité de poursuivre des études universitaires en France, c’est-à-dire dans l’ancienne puissance coloniale.

Du canular au scandale

Le 24 novembre 2018, moins de deux semaines après l’annonce de la multiplication des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, le site parodique tunisien LerPesse annonçait que :

« Dans la continuité de l’annonce des hausses de frais de scolarité dans les établissements universitaires de France, les administrations concernées n’ont pas tardé à dévoiler les mécanismes mis en place pour un meilleur recouvrement de cette nouvelle manne financière pour l’État »

et à présenter une

« mesure controversée invitant les étudiants non-européens à consentir une garantie réelle sur au moins l’un de leurs reins ».

L’article précisait que l’organe en question

« pourrait être restitué à son titulaire à la remise de son diplôme final, pour peu que ce dernier ait honoré la totalité de ses engagements financiers envers l’université »

et que,

« dans le cas contraire, l’établissement universitaire se verrait accorder le droit de disposer en bon père de famille de l’organe faisant l’objet du gage, notamment en le mettant en vente sur le Dark Net en vue de se faire rembourser les arriérés de paiement de l’étudiant défaillant, augmentés des frais de relances et autres pénalités de retard ».

L’article développait ensuite les raisons (farfelues) pour lesquelles la Tunisie, qui fait partie des dix pays envoyant le plus d’étudiants en France (avec cinq autres pays africains : le Maroc, l’Algérie, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Cameroun), n’était pas concernée par l’obligation de ce dépôt de rein. L’article a très vite été diffusé sur les réseaux sociaux, sur WhatsApp en particulier, et dans une moindre mesure sur Twitter et Facebook, sans que son origine parodique soit précisée.

Il a également été relayé par quelques sites d’information ouest africains ou diasporiques, soit pour en dévoiler le caractère parodique (c’est le cas du site béninois « Benin Web TV », dès le 25 novembre), soit au contraire, plus souvent, en présentant l’information comme sérieuse et véridique (par exemple, sur le site Internet camerounais « C24news.info », qui reproduit uniquement le début de l’article sans en préciser la source, ou sur les sites sénégalais « Senbataxal.com » ou guinéen « Guinée people »).

Dans la plupart des cas, la photographie qui illustre l’article originel est également diffusée. Elle contribue très certainement à conférer un air d’authenticité au texte. Elle donne à voir un jeune homme noir sur un lit d’hôpital, en train de subir une dialyse. Le patient esquisse un sourire, tout comme le jeune homme qui l’accompagne. Le logo officiel de Campus France estampille la photographie, juste au-dessus de la machine à dialyse bleue et du sang circulant dans les tuyaux. Composé de plusieurs carrés bleus dominant un unique carré rouge, il apparaît comme une abstraction de la machine et du sang. Le texte contient lui-même plusieurs éléments (le dépôt d’un rein comme pendant du dépôt de dossier, sa restitution liée à la remise du diplôme) qui construisent une équivalence entre la démarche administrative et le prélèvement d’organe. En accentuant jusqu’à l’absurde le thème des sacrifices demandés aux étudiants africains souhaitant poursuivre des études supérieures en France, l’article originel jouait ainsi sur le basculement de la bureaucratie vers la clinique, ou du moins sur leur imbrication – ce qui n’est pas sans faire penser à la première définition foucaldienne du biopouvoir.

Coûter un rein

Le caractère viral de l’article parodique et son changement de statut (de l’énoncé caricatural au récit rumoral) trouve une autre part d’explication dans l’actualisation d’un large champ métaphorique. Si le texte d’origine est rédigé en français, il constitue une variation sur une expression, « coûter un rein », que l’on retrouve dans d’autres langues (« costar un riñón » en espagnol, par exemple) et qui est construite sur le même modèle que d’autres expressions sémantiquement équivalentes, telles que « coûter un bras » (qui vient sans doute de l’expression anglaise « to cost an arm and a leg »), « coûter les yeux de la tête » ou « la peau des fesses », etc.

Ces expressions ont en commun de traduire des dépenses coûteuses dans les termes d’un sacrifice d’une partie de son propre corps. Elles signalent ainsi que les actions ou les choix des humains peuvent avoir des conséquences néfastes pour leur intégrité corporelle. C’est ce qu’indique également le jeu de mot présent dans le premier sous-titre de l’article originel, « Des étudiants éREINtés », qui fournit l’un des nombreux indices de son caractère parodique (l’effet typographique signalant le trait d’humour). Un glissement sémantique s’opère ici entre l’étymologie du mot (« éreinter » signifiant étymologiquement « rompre les reins », c’est-à-dire « assommer de coups portés sur les flancs ») et le sens de « privation d’un rein » qu’il prend dans l’article. Le canular puis la rumeur redonnent ainsi un sens littéral à une expression métaphorique – ou, pour le dire autrement, ils introduisent une confusion entre le thème (la dépense coûteuse) et le phore (le prélèvement corporel) de la métaphore. Un tel processus se trouve renforcé dans un contexte où le français n’est pas la langue maternelle des récepteurs de l’énoncé : comme l’ont montré plusieurs linguistes, les locuteurs non-natifs d’une langue ont en effet tendance à prendre les énoncés métaphoriques dans leur sens littéral.

« Jambe arrachée par un requin »

Quelques jours avant la parution de l’article sur le site tunisien LerPesse, un autre site parodique, algérien celui-ci, avait déjà utilisé la même expression pour critiquer, de manière tout aussi caricaturale, le coût désormais prohibitif de l’inscription des étudiants étrangers dans une université française, en indiquant la seule alternative possible désormais pour les candidats algériens : vendre un rein ou traverser la Méditerranée clandestinement.

« 2 770 euros en licence et 3 770 euros en master et doctorat, c’est officiel à partir de 2019 le seul moyen pour un étudiant algérien de partir en France c’est de vendre un rein. Ou de s’inscrire en océanographie et environnements marins, profiter d’un moment d’inattention du prof pendant une séance de TP en haute mer puis s’esquiver vers les côtes françaises. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’étudiant algérien n’atteindra son rêve qu’au prix de lourdes séquelles : au mieux un rein en moins, au pire un bras ou une jambe arrachée par un requin »

Nazim Baya, « Réciprocité : le gouvernement annonce l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants européens », _El Manchar, 21 novembre 2018._

Quelle que soit l’option choisie, il en coûterait un rein, un bras ou une jambe. Dans un style parodique, le corps étudiant est donc là aussi présenté comme un corps mutilé ou démembré, transformé en marchandise dans un cas, en viande dans l’autre.

Fuite des cerveaux

De telles variations sur ce que Marie-Lise Beffa et Roberte Hamayon ont proposé d’appeler « des ensembles de métaphores apparentées » peuvent ainsi nous conduire à revisiter celle, classique aussi bien dans les médias que dans les études sur les migrations, de « fuite des cerveaux ».

Au lieu d’y lire une simple synecdoque, la comprendre dans son sens littéral revient à la rapprocher du thème des prélèvements d’organes. C’est ce que proposait par exemple (dans un article au titre inspirateur : « La fuite des cerveaux et le trafic d’organes ») un journaliste du quotidien algérien El Watan en avril 2008 :

« D’un point de vue géographique, on appelle ce mouvement la fuite des cerveaux. D’un point de vue biologique, c’est plutôt du trafic d’organes puisque des cerveaux sont aspirés d’ici pour être implantés là-bas ».

Roland Ahouelete Yaovi Holou. Amazon

C’est ce qu’énonçait également, sans doute inconsciemment, Roland Ahouelete Yaovi Holou, ingénieur agronome d’origine béninoise, dans son essai Pourquoi l’Afrique pleure et s’enfonce ?, Les vraies causes et solutions de la misère africaine, paru en 2007 :

« Combien grand est le nombre de ceux qui ont fui l’Afrique, afin de sauver leur tête ! La sorcellerie est aussi une cause de fuite des cerveaux. »

Ce phénomène est en effet une vive source d’inquiétude en Afrique, alimentée par une série de rumeurs transnationales de vols et de trafics d’organes et qui parcoure l’Afrique de l’Ouest depuis plusieurs décennies.


Read more: D’un imaginaire à un autre : quand fuite des cerveaux rime avec trafic d’organes


Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain.

Julien Bondaz, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Lyon 2, Université Lumière Lyon 2

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« Green Book » et la question du racisme:
un film qui n’est ni tout noir ni tout blanc
|The Conversation

Il n’y a pas de film oscarisé sans sa polémique. Celle qui défraie la chronique au sujet de Green Book : sur les routes du Sud – qui vient de remporter trois Oscars dont celui du meilleur film – concerne la manière dont l’histoire du racisme aux États-Unis y est abordée.

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Mahershala Ali et Viggo Mortensen dans le film Green Book. Allociné

Erick Cakpo, Université de Lorraine

Le scénario relate l’histoire de l’amitié improbable entre deux hommes, l’un Noir – Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste de renom – et l’autre Blanc d’origine italienne habitant le Bronx – Tony Vallelonga dit Tony Lip (Viggo Mortensen) –, embauché par le premier comme chauffeur et garde du corps pour un périple qui les mène sur les routes des États du Sud dans l’Amérique ségrégationniste des années 1960. Le film est inspiré de l’histoire vraie de Don Shirley internationalement connu pour ses compositions de musique classique.

Au moment où le monde du cinéma célèbre la récompense de ce film prônant la concorde entre les hommes, c’est surtout dans les communautés noires des États-Unis qu’on dénombre les critiques les plus virulentes à son égard, à commencer par la famille du légendaire Don Shirley qui dénonce un traitement biaisé de l’histoire et surtout le point de vue essentiellement « blanc » par lequel l’histoire est rendue à l’image. Mais l’une des réactions les plus significatives nous vient du réalisateur, producteur et scénariste américain Roger Ross Williams, oscarisé en 2010 pour un court-métrage documentaire « Music by prudence ».

Sur son compte Facebook, le réalisateur s’exclame : « Nos histoires et notre Histoire nous ont toujours été volées et racontées à travers une optique blanche, et ce film en est le dernier exemple en date d’Hollywood. »

À titre d’exemple et pour mettre en perspective ce phénomène qualifié d’« appropriation culturelle » sur fond de problématique raciste, l’année dernière, le spectacle SLÀV du metteur en scène canadien Robert Lepage a soulevé une polémique similaire. Cette odyssée théâtrale mettant en scène la vie des esclaves dans les champs de coton dans les années 30 a été accusée de raciste. Ce que l’on reproche principalement au metteur en scène est d’avoir « whitewash[é] », c’est-à-dire d’avoir blanchi un pan de l’histoire douloureuse des Noirs.

Cette polémique, à travers l’exemple du film Green Book, rend compte de la complexité du problème du racisme s’invitant même dans les œuvres d’art ou culturelles censées dénoncer cette idéologie.

Pour que la polémique n’atténue pas la teneur de l’œuvre, il semble utile de revenir sur les phénomènes de racialisation que le film met en lumière. Parmi les procédés de racialisation particulièrement pregnants dans l’histoire du racisme aux États-Unis, on peut relever les phénomènes de centration sur la différence et ceux d’essentialisation.

La centration sur la différence

Ce qui frappe les esprits quand on parle de l’histoire du racisme aux États-Unis est le système de ségrégation institué voire institutionnalisé entre 1865 et 1963, système fondé sur la distinction des citoyens dans l’espace selon leur appartenance raciale. Le film, bien entendu, s’en fait l’écho à travers plusieurs scènes de ségrégation, celles classiques des toilettes, de la loge et du restaurant contre lesquelles s’insurge Don Shirley et celles plus violentes de la cabine d’essayage et du bar que l’artiste n’a pas eu d’autre choix que de subir. Ce phénomène de ségrégation trouve sa racine dans le principe de catégorisation qui caractérise les procédés racialistes.

Les études en psychologie sociale mettent en lumière le rôle de la catégorisation dans les phénomènes de racialisation. Le principe d’autopréférence du groupe qui en découle constitue une des sources et origines du racisme dans la mesure où l’ethnocentrisme, ce phénomène anthropologique universel, pousse chaque peuple à vouloir intensifier et protéger ce qu’il considère comme ses traits particuliers. Cette centration sur la différence du groupe s’avère une survalorisation des qualités qui lui sont attribuées de manière exclusive.

L’autopréférence du groupe fait entrer dans un processus inéluctable de création de catégories dont le résultat est la construction de la différence, l’érection des barrières entre le « Nous » et les « non-Nous ». Cette catégorisation dont on peut trouver maints exemples dans l’histoire de l’humanité revient à poser dans la construction sociale de l’ethnicité une distinction fondamentale entre des « natures » supposées opposées et d’inégale valeur : « Nous, les civilisés » opposés à « Eux, les sauvages » ; « Nous, les Blancs » par opposition à « Eux, les Noirs » ;

Le modèle de la séparation des races ou de ce qu’on appelle « la ligne des couleurs » qui apparaît dans plusieurs passages du film est l’un des systèmes de racialisation les plus farouches mis en place aux États-Unis dès les années 1870 à la suite des lois dites Jim Crow.

Il sera exporté en Afrique du Sud où il sera érigé entre 1948 et 1990 en politique de « développement séparé » connue sous le nom d’apartheid.

Préjugés essentialisés

L’essentialisation est la manière de concevoir l’identité d’une personne comme une « essence », comme une disposition naturelle réduite aux attributs de sa catégorie. Elle consiste à tenir pour figés, héréditaires et insurmontables les traits ainsi que les attributs d’un individu définitivement rattaché à un groupe avec qui il partagerait les mêmes caractéristiques indélébiles.

Les préjugés, lorsqu’ils sont très ancrés, entretiennent des liens étroits avec l’essentialisation dont ils constituent la forme la plus raccourcie. Ce qu’on peut appeler les « préjugés essentialisés » apparaissent à plusieurs moments du film au point d’en faire son épine dorsale. La scène où les hôtes, lors d’un banquet très raffiné, annoncent avec suspense à Don Shirley le menu essentiellement composé de poulet qu’ils lui ont concocté pour l’honorer est l’une des plus surprenantes autant pour le pianiste que pour le spectateur. Ce préjugé essentialisé fait écho à une formule encore reçue de nos jours : « les Africains aiment le poulet ». Cette idée contraste avec la scène qui se passe quelques minutes plus tôt dans laquelle Tony Lip fait découvrir à Don Shirley, qui n’en a jamais goûté, les chicken wings en l’obligeant à en manger avec les mains.

L’essentialisation, un des principes les plus caractéristiques des phénomènes de racialisation, est la catégorie qui permet de différencier le racisme de la xénophobie. Les exemples rendant compte de l’essentialisation ne sont pas qu’un simple rejet de l’autre – auquel cas on parlerait de xénophobie –, mais la remise en cause de ce que cet autre est dans son « essence » jugée à l’aune d’un trait ou de son origine.

C’est ainsi qu’aux États-Unis, avec la règle de la goutte de sang, tout individu est catégorisé « noir » dès qu’il a une goutte de sang d’un ascendant africain, quel que soit le degré d’ascendance. Cette règle, adoptée et codifiée principalement dans les États du Sud, a connu sa plus grande influence de 1910 à 1930. Même si elle a disparu des lois, parfois tardivement dans certains États, elle a eu de grandes répercussions sur l’identité.

« Nous sommes tous les mêmes »

Pour calmer les esprits face aux polémiques qui faisaient déjà jour avant la cérémonie des Oscars, le réalisateur Peter Farrelly, lors de son discours de remise de prix, s’est empressé de donner la teneur du film en prononçant le slogan suivant : « Nous sommes tous les mêmes ».

Cette formule souvent prononcée comme un mantra dans des situations de racisme suffit-elle à éveiller les consciences antiracistes ?

La complexité des phénomènes de racialisation montre que la lutte contre le racisme est un travail de très longue haleine. Le racisme génère parfois des mécanismes paradoxaux dans ses manifestations au point où ceux qui l’ont subi peuvent avoir tendance à y avoir recours, fût-ce sous d’autres formes. De Marcus Garvey à Malcolm X, du mouvement Black Power à la politique identitaire prônée par Louis Farrakkan, la lutte des Noirs américains contre le racisme blanc a pris la forme d’un nationalisme ethnique et séparatiste.

Les réflexes d’essentialisation qui sont au cœur des phénomènes de racialisation doivent se garder de rejoindre la création d’œuvres au point de prétendre qu’il faut être issu d’une certaine catégorie, d’un certain groupe, pour prendre la parole sur tel ou tel sujet.

La force du film de Peter Farrelly réside dans un jeu d’équilibre entre la convocation de certains stéréotypes racistes aussitôt déconstruits par le traitement savamment proportionné des scènes induites par le renversement des rôles, l’humour, le rapprochement progressif des deux hommes et leur personnalité respective. Si le rôle du cinéma est de capter la réalité afin de nous la renvoyer dans son miroir réfléchissant, ce film doit nous rappeler la permanence du racisme que les situations de crise comme celle que nous vivons actuellement tendent à réactiver.

Erick Cakpo, Historien, chercheur, Université de Lorraine

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Mali : des pistes pour enrayer la spirale de la violence dans le centre du pays|The Conversation

 

Dans un article publié ici même, l’universitaire Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré notait que dans le centre du Mali le terme djihadiste était devenu synonyme de « Peul armé ». Cela est d’autant plus incontestable que cette représentation, loin d’être un moyen déguisé de régler les conflits anciens, semble fortement ancrée au sein des autres communautés locales (bambara, dogon, bozo), mais aussi partagée par une partie des soldats maliens opérant dans cette zone.

Boubacar Haidara

Si en France ou en Angleterre une partie de la population, bien que majoritairement instruite, tombe parfois dans le piège du « musulman complice du djihadiste », au point que les musulmans soient contraints de se dissocier publiquement des actes commis par l’État islamique en leur nom (la campagne « Not in my name »), on peut alors aisément comprendre ce qui se joue dans le centre du Mali.

Cette représentation sociale qui fait du Peul un djihadiste apparaît aujourd’hui – et même depuis quelques années – beaucoup plus forte que toute réalité qui viserait à expliquer que les Peuls constituent une communauté très majoritairement paisible et qu’ils ne sauraient globalement être responsables des actes condamnables de quelques membres encouragés par certains.

Comment en est-on arrivé là ? De quelle marge de manœuvre disposent les autorités politiques pour ramener la paix entre les communautés au centre du Mali ?

Les Peuls, seuls contre tous

Une pléthore de groupes communautaires d’autodéfense opère un peu partout au Mali, aussi bien au nord qu’au centre. Pourquoi donc seules les milices peules sont-elles fréquemment accusées de djihadisme par l’ensemble des autres groupes d’autodéfense, avec les répercussions que l’on sait sur les civils ?

Dans un article consacré aux motivations d’adhésion des pasteurs peuls aux groupes djihadistes, Benjaminsen et Ba adoptent une approche dite d’« écologie politique matérialiste » pour expliquer la situation conflictuelle dans le centre du Mali. Cette approche renvoie à la gestion de l’environnement et des terres pastorales.

Si l’on en croit leur analyse, les frustrations des Peuls seraient, d’une part, liées à la gouvernance inégalitaire des terres et des ressources naturelles : les éleveurs de bétail seraient mécontents à l’égard d’un modèle qui favorise l’expansion agricole au détriment du pastoralisme. La conséquence est que les pâturages clés sont perdus et les corridors pour le bétail bloqués par de nouveaux champs agricoles. Les éleveurs devant toutefois passer avec leur bétail nonobstant le blocage des couloirs, cela conduit souvent à des conflits.

D’autre part, ajoutent ces mêmes auteurs, les Peuls seraient en colère à l’égard de l’État prédateur et corrompu : d’abord, parce que ce dernier ne fait que tirer profit de la paysannerie rurale. Les autorités judiciaires de la région tarderaient ainsi à résoudre les conflits d’utilisation des terres, car cela leur permettrait de continuer à accepter des paiements des différents protagonistes pour appuyer leurs revendications respectives. En outre, il est aussi reproché aux services des eaux et forêts d’infliger des amendes au hasard à des femmes qui ramassent du bois de chauffage et à des bergers qui font paître leur bétail.

Dès lors, les Peuls nourriraient un fort ressentiment anti-État et anti-élite, exacerbé par les discours pro-pastoraux que tiennent les leaders djihadistes. Du point de vue des auteurs, ce sentiment antigouvernemental croissant engendre l’enrôlement de nombreux jeunes Peuls dans des groupes armés qualifiés de djihadistes dans la région de Mopti (Centre).

Le partage des ressources, facteur clé du conflit

Pour sa part, le chercheur Baba Dakono, plutôt que de conflits intercommunautaires, préfère évoquer des conflits entre groupes socioprofessionnels qui s’affrontent pour des ressources naturelles très limitées.

C’est aussi la thèse développée dans un rapport intitulé « Stabiliser le Mali » : ce document impute les violences dans le centre du Mali à une compétition pour les ressources disponibles dans le delta du Niger (pâturages, champs, poissons), à l’évolution des règles qui structurent l’accès à ces ressources et aux revendications entourant ces ressources.

Pour mieux appréhender ce qui se passe actuellement dans le centre du Mali et notamment comment ces représentations sociales se sont développées, il importe de ne pas occulter la genèse des tensions liées aux accusations de djihadisme proférées à l’encontre des Peuls, et encore moins les faits d’armes des milices peules contre l’armée et les autres communautés locales. C’est la tâche que nous nous étions assignés dans un précédent article.

Un sujet commun au Mali, au Burkina Faso et au Niger

Comme le mentionne très bien le chercheur Boukary Sangaré, des conflits ont toujours et partout en Afrique opposé les cultivateurs sédentaires aux éleveurs généralement nomades pratiquant la transhumance. Aujourd’hui, au Mali, au Burkina Faso et au Niger, la communauté peule est pointée du doigt pour sa proximité supposée avec les groupes djihadistes. Cela signifierait que les dynamiques liées à la compétition pour les terres et les ressources, présentées par de nombreux observateurs comme les principaux facteurs de violences intercommunautaires, se reproduiraient à l’identique dans les différents pays de la zone ?

Le Burkina Faso a vu apparaître, depuis 2016, un mouvement armé baptisé Ansaroul Islam, se réclamant de l’État islamique et dont le leader était le prédicateur peul Malam Ibrahim Dicko (donné pour mort, il a été remplacé par son frère Jafar Dicko). À l’instar du centre du Mali, des milices se sont formées au Burkina Faso pour se défendre contre les attaques attribuées aux Peuls.

Le 1er janvier 2019, l’assassinat de six Mossis à Yirgou (centre-nord du Burkina Faso) par des présumés djihadistes peuls a donné lieu à des représailles sanglantes qui ont fait 46 morts au sein de la communauté peule. Le même jour avait également lieu au Mali l’attaque de Koulogon (centre) faisant 37 morts parmi les Peuls.

Le Niger, quant à lui, subit régulièrement des attaques terroristes, aussi bien au sud-est, dans les régions frontalières avec le Nigeria, qu’à l’ouest, dans les régions proches du Mali. Les assaillants venus du Mali sont fréquemment des Peuls – des Nigériens ou des individus d’origine nigérienne – qui se sont installés au Mali dans les années 1990.

L’attaque d’Ogossagou, la suite hélas prévisible d’un cycle de représailles

Si l’attaque d’Ogossagou du 23 mars 2019 a interpellé l’opinion nationale et internationale par son ampleur et sa violence, ce n’est en réalité rien d’autre que la suite hélas prévisible d’une spirale, d’un cycle de représailles et de vengeances enclenchés entre les différents acteurs dans le centre du Mali depuis 2015.

La décision de la milice dogon Da na Amassagou de chasser les Peuls de la zone allant de Bandiagara à Bankass (centre du Mali) aurait été prise lors d’une réunion tenue le 13 mars 2019, suite à l’attaque, deux semaines plus tôt, de deux villages dogon dans la région de Bandiagara par des éléments armés identifiés comme étant peuls. Depuis le massacre d’Ogossagou, le rôle hautement négatif des milices communautaires en général, et de la milice dogon Dan na Amassagou en particulier, est pointé du doigt. Les démentis formels de cette dernière quant à son implication dans le massacre n’ont pas dissuadé le gouvernement malien de prononcer sa dissolution, lors du conseil des ministres extraordinaire du 24 mars 2019.

Le massacre d’Ogossagou, qui a coûté la vie à 160 membres de la communauté peule, est par ailleurs intervenu seulement quelques jours après l’attentat contre le camp militaire de Dioura (le 17 mars 2019), ayant causé la mort d’une trentaine de militaires maliens. Un attentat revendiqué par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), comme une vengeance à l’encontre des crimes commit par l’armée malienne et les milices visant la communauté peule.

Dans son communiqué de revendication,le GSIM n’a pas manqué de préciser que l’attaque avait été menée par des hommes du Macina – la katiba (brigade) sud du groupe djihadiste Ansar Dine –, actif dans le centre du Mali, et que les opérations avaient été personnellement conduites par le prédicateur peul Amadou Kouffa lui-même.

Précisons, enfin, que la grande majorité des combattants de la katiba Macina sont des Peuls, ou identifiés comme tels. Ce facteur pourrait expliquer pourquoi l’armée tarde à s’interposer contre les exactions visant des Peuls – une lenteur que l’on observe toutefois dans les attaques visant les autres communautés de la région.

Les milices comme palliatif face à un État malien défaillant

L’Etat malien fait, depuis plusieurs années, face à une situation dans laquelle ses institutions sont loin d’être en mesure de répondre à la demande exponentielle de sa population en matière de sécurité.

L’autorité souveraine n’assure plus le monopole du policing (l’ensemble des fonctions d’application de la loi et de maintien de l’ordre, que celles-ci soient assurées par des acteurs publics ou privés, à l’échelon national et local). Celui-ci est désormais envisagé comme une activité multilatérale s’exerçant par une diversité d’arrangements institutionnels : publics, privés, communautaires, hybrides.

Certaines de ces configurations émergent plus ou moins spontanément. C’est, en général, le cas des milices communautaires d’autodéfense qui se mettent en place pour pallier l’absence des forces de l’ordre et pour garantir la sécurité des membres de la communauté. Leur mise en place est souvent encouragée par l’État défaillant et peut apparaître positive lorsque ces milices s’investissent dans une mission de contrôle social et de résolution des conflits en anticipant les menaces réelles ou ressenties résultant de la vie en collectivité.

À cet égard, on constate qu’en réponse à l’annonce de la dissolution de son groupe par le gouvernement, le « chef d’État-major » de Dan na Amassagou, Youssouf Toloba, a exigé du gouvernement comme préalable au dépôt des armes le retour de l’armée pour sécuriser les populations, et le désarmement des autres milices.

La question reste entière : l’État malien a-t-il les moyens de déployer la force publique partout où le besoin de sécurité l’impose ?

Comment lutter contre les amalgames ?

Le président de l’Association malienne pour la protection et la promotion de la culture dogon (« Ginna Dogon »), Mamadou Togo, juge hâtive la décision du gouvernement de dissoudre Da na Amassagou. Il affirme que cela ne saurait mettre fin au problème localement. Par ailleurs, sa déclaration laisse entrevoir la persistance des amalgames, lorsqu’il affirme que l’ethnie peule est le dénominateur commun de toutes les violences qui interviennent dans le centre du Mali : « Quand une seule ethnie est citée dans plusieurs conflits de ce genre, elle doit faire un examen de conscience. Elle doit se demander : que faire pour arrêter ça ? »

L’autodéfense devient problématique, note l’universitaire Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré, quand elle induit des amalgames qui « créent les conditions d’une révolte des Peuls soumis à des vagues d’arrestations, de meurtres et d’intimidations par des milices issues de communautés voisines et des fonctionnaires de l’État malien, eux-mêmes mus par la peur, la soif de vengeance ou la volonté d’affirmer leur légitimité en attaquant des boucs émissaires ».

Elle l’est aussi quand certaines milices peules affichent leur proximité avec des mouvements djihadistes avec qui elles s’associent dans des attaques contre militaires et civils au nom de la défense de l’identité peule. Outre leur adhésion pure et simple aux idéologies djihadistes, l’utilisation de ce label « djihadiste » par ces milices d’autodéfense peule consisterait aussi, toujours selon le même Ba-Konaré, à tirer simplement parti de la puissance du terrorisme pour instiller la peur et se montrer menaçant face aux autres groupes armés.

Dans la situation actuelle du centre du Mali, une atténuation des tensions intercommunautaires pourrait reposer ainsi sur quelques points principaux :

  • Un démarcage total de l’État avec les groupes armés communautaires incontrôlables et aux activités répréhensibles, et leur désarmement voire leur dissolution pure et simple ;
  • Une fermeté affichée de l’État vis-à-vis des prévarications des militaires (obligation pour eux de répondre à l’appel des communautés dans le besoin), et vis-à-vis de ceux coupables d’exactions extrajudiciaires. L’État devra, en outre, identifier, appréhender et punir les auteurs de crimes afin de combattre l’impunité qui a fortement contribué à l’expansion du niveau des violences sur le terrain ;
  • La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) pourrait enfin concrètement s’investir de son rôle de protection des civils et de facilitation du dialogue entre les parties ;
  • Des campagnes de sensibilisation inclusives, visant à faire évoluer les représentations qui aujourd’hui font systématiquement du Peul un djihadiste, pourraient être initiées par le gouvernement de Bamako. Mais cela passerait aussi forcément par un démarcage des populations peules des actes répréhensibles commis en leurs noms par certains des leurs, ou qui s’identifient comme tels, à l’exemple de la campagne « Not in my name » des musulmans de Grande-Bretagne contre l’État islamique.

Les autorités politiques, les observateurs nationaux et internationaux pourront produire autant d’études et formuler autant de propositions qu’ils le veulent, les tensions s’estomperont difficilement sans que ne s’opère au préalable un changement des mentalités localement.

Nous remarquons d’ailleurs que chaque acte – quel que soit son ampleur –, commis par une milice peule, ou qui s’identifie comme telle, donne systématique lieu à des représailles des plus violentes contre cette communauté, n’épargnant désormais ni les femmes, ni les enfants. La dernière attaque d’Ogossagou, consécutive à l’attaque de deux villages dogon et à l’attentat contre le camp militaire de Dioura, en est une triste illustration.

Boubacar Haidara, Chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux

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Qui a peur du métissage ?|The Conversation

 

Le récent attentat de Christchurch qui a fait cinquante morts et des dizaines de blessés s’inscrit dans la longue liste des crimes commis par les suprémacistes blancs.

Cette mouvance dont se réclame explicitement l’auteur, un homme de 28 ans, notamment à travers le manifeste de 74 pages qu’il a mis en ligne avant le carnage, fustige, sur fond de revendications identitaires, l’immigration voire la « colonisation » à laquelle l’Europe serait en proie de manière galopante. Derrière ces mots aux relents xénophobes, se cache une véritable phobie, celle du mélange, disons du métissage des peuples et des cultures.

Erick Cakpo, Université de Lorraine

Cette peur du métissage, essentiellement fondée sur du fantasme, est cependant soutenue par une longue tradition intellectuelle européenne sur laquelle les suprémacistes contemporains continuent de bâtir leur conviction.

Le métissage serait-il une synthèse contre nature ou une confluence harmonieuse des altérités ? Mot issu du latin mixtus, « mélangé », il est aujourd’hui passé du registre biologique pour rejoindre le domaine culturel, philosophique voire poétique, dépouillé ainsi de son répertoire identitaire. Il n’est pas un état, mais un processus qui a accompagné les découvertes, puis les conquêtes, la colonisation et les grands déplacements des populations à travers les guerres, les déportations, les migrations, etc.

« Métis c’est une création coloniale »

La peur du mélange qui caractérise les modes de pensée suprémacistes est gouvernée par la tendance à rapprocher la notion de métissage de celle de race. Cette peur est nourrie par l’argumentaire essentialiste qui accompagne depuis le XVIe siècle les différentes représentations du mot « race » et par conséquent le métissage.

En réalité, le terme « métissage », dans son utilisation première, renvoie à la différence physique et biologique. Évoquant au premier chef la reproduction physique, le métissage symbolise dans l’imaginaire racialisant l’union de deux êtres séparés par la différence de leurs apparences. Ainsi, par cet acte, ils rompraient la continuité des puretés originelles et fixes.

Cette idée de corruption trouve son élaboration dans le contexte colonial qui fait peser sur la notion de métissage un mode de catégorisation. « Métis c’est une création coloniale », fait dire le romancier congolais Henri Lopes au narrateur de son récit, Le Chercheur d’Afriques paru aux éditions du Seuil en 1990.

Famille non identifiée, probablement à Osnaburgh House (Ontario/Canada). Ce portrait de famille illustre la rencontre de deux cultures. Le père porte un complet européen agrémenté d’une montre de poche. La mère, vraisemblablement métisse, tient son enfant installé dans une planche porte-bébé, un accessoire traditionnel des Premières Nations. Son châle est un reflet de la culture métisse ; plusieurs femmes et filles en portaient (1886). Robert Bel Library and Archives Canada/Flickr, CC BY-SA

Un « acte honteux »

L’installation des Européens dans les Tropiques via les sociétés esclavagistes coloniales n’ayant pas pu empêcher des unions mixtes, très tôt, ce mélange devient la cible d’une stigmatisation que révèlent déjà les chroniques du XVIIe siècle en ces mots : « désordre », « crime que déteste Dieu », « acte honteux »…

Ainsi l’idée de naissance d’individus bâtards, mixtes, dont il faut fustiger le caractère anormal, irrégulier, dégénérescent comme perte de la « pureté identitaire », reste historiquement liée « au statut imprécis, sans place prévue entre le colonisateur et le colonisé » comme le précise l’anthropologue et historien français Jean‑Luc Bonniol.

Code noir, ou Recueil d’edits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique, avec un recueil de réglements, concernant la police des isles françoises de l’Amérique et les engagés, édité en 1743. Royaume de France/Wikimedia

Ce statut de « trouble appartenance », pour lui donner plus de relief, est justifié par des arguments théologiques, tant le métis est le résultat impur d’une transgression : celle d’avoir goûté au fruit défendu de l’étranger/ère de race inférieure païenne et pécheresse issu·e de l’esclavage.

Ce métissage colonial fut d’autant plus considéré comme un péché qu’il s’est toujours produit dans des situations d’illégitimité et de clandestinité au point de conduire l’article IX du Code noir à décréter l’interdit, hors mariage, des relations sexuelles entre Blancs et Noirs.

Le puissant impact des théories raciales

L’héritage laissé par le contexte colonial, dont les suprémacistes s’en font encore aujourd’hui l’écho, connaît sa plus probante élaboration dans la construction qu’en réalisent certains tenants des théories raciales au XIXe siècle.

Ces mots de Joseph-Arthur Gobineau qualifiés de « péché originel de l’anthropologie » par Claude Lévi-Strauss, en donnent la dimension :

« L’homme dégénéré mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l’élément ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n’exercera plus désormais d’action suffisante… »

Cet écho traverse encore la moitié du XXe siècle, à l’instar de l’influence qu’il eut sur le Dr Edgar Bérillon qui, dans la Revue de psychologie appliquée, publiait en 1927 un article sur « Le métissage : son rôle dans la production des enfants anormaux », article dans lequel il voyait dans le métissage une cause essentielle de dégénérescence physique et mentale ; ou encore le prix Nobel de biologie Charles Richet, membre de l’Institut, qui, au nom du progrès et de la civilisation, préconisait l’interdiction des unions entre Blancs et non-Blancs.

« Les quatre races d’hommes : la race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l’Europe, l’ouest de l’Asie, le nord de l’Afrique, et l’Amérique », extrait d’un ouvrage inspiré des thèses racialistes d’auteurs comme Gobineau. « Le Tour de la France par deux enfants », manuel scolaire de G. Bruno (1877). Wikimedia

Conforter sa propre identité

Afin de conjurer le sens négatif du terme et faire évoluer les travaux sur les identités et par conséquent sur le métissage, certains anthropologues contemporains comme Jean‑Loup Amselle et François Laplantine, de même que certains biologistes (André Langaney et Albert Jacquard) ont révélé que toutes les composantes humaines sont, dès l’origine, intrinsèquement « mixées », métissées.

Ainsi, dans sa théorie des « branchements », Jean‑Loup Amselle considère qu’aucune identité, aucune civilisation ou culture ne peut prétendre à une pureté originelle, chaque composante pouvant se définir comme un patchwork de patchwork, un produit de tous les collages antérieurs. Il pousse à mettre au centre de la réflexion sur les identités l’idée d’une triangulation, c’est-à-dire le recours à un élément tiers pour façonner sa propre identité.

De ce fait, notre monde globalisé ne pouvant être perçu comme le produit d’un mélange de cultures elles-mêmes vues comme des univers étanches, l’anthropologue appelle à débrancher les civilisations ou les identités de leurs origines supposées. De manière efficace, le chercheur pose le postulat suivant :

« c’est en se pensant ou en se réfléchissant dans les autres que l’on conforte le mieux sa propre identité ».

« Ce qui nous sauve aujourd’hui dans un monde intolérant »

Parallèlement à l’Occident, dans d’autres contrées du monde comme dans les mondes créoles, l’existence du fait métis prend une dimension démographique, politique et culturelle exceptionnelle par rapport aux métissages postcoloniaux.

Dans les mondes créoles, le champ de création par métissage fut sans précédent puisque, de biologique, le processus affecta tous les domaines de la vie (le travail, les rythmes de vie, l’alimentation, l’habitat, l’habillement, les perceptions du monde, les rapports sociaux, les croyances, les arts, le langage, etc.) au point de constituer une nouvelle culture aujourd’hui reconnue comme patrimoine de l’humanité : la culture créole.

La romancière et essayiste guadeloupéenne Gisèle Pineau, dans sa contribution « Écrire en tant que Noire », in Penser la créolité, illustre la manière dont le métissage comme culture ou comme identité peut être assumée :

« Nous n’avons cessé de mélanger nos races, et nos sangs avec les autres peuples échoués au Nouveau-Monde, Indiens, Orientaux, Européens, Chinois, et cetera… Nous sommes des bâtards et c’est peut-être ce qui nous sauve aujourd’hui dans un monde intolérant qui voit monter le fascisme et éclater de nouvelles persécutions racistes dans l’Europe démocratique […] Une nouvelle humanité s’est bâtie ici. Nous avons investi l’espace et ouvert l’horizon, enjambé la mer et mêlé les mondes en présence. »

En somme, c’est surtout parce que le métissage, au sens moderne du terme, demeure une « notion piège » qu’il faut mettre en garde contre son utilisation galvaudée qui, via le contexte des colonisations européennes dans lesquelles il prit corps, continue de servir de support aux idéaux de gradations, de stigmatisations et d’exclusions.

Erick Cakpo, Historien, chercheur, Université de Lorraine

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