Plus de 1 500 enfants dorment dans la rue. Des dizaines de milliers d’autres dans des hôtels ou des foyers. Une situation préoccupante pour leur santé mentale, et totalement ignorée par les pouvoirs publics, alerte Adeline Hazan, la présidente de l’Unicef.
Dans un rapport publié ce lundi 10 octobre, à l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale, l’Unicef et le Samu social alertent sur le mauvais état psychologique des enfants sans domicile fixe. Et un chiffre retient toute l’attention : l’absence de logement concernerait quarante-deux mille enfants en France. Entretien avec Adeline Hazan, présidente d’Unicef France.
D’où vient ce chiffre et à quoi correspond-il ?
Ce chiffre n’est pas une statistique officielle, c’est tout le problème, et cela montre malheureusement le peu d’intérêt que portent les autorités à ce phénomène. La dernière enquête Insee sur les personnes sans domicile fixe date de 2012 et ne dit rien sur les enfants. Cela fait dix ans, et depuis, avec la crise économique et celle du Covid, on se doute que les chiffres ont fortement augmenté. Une enquête officielle sur ces enfants est d’une absolue nécessité. Nous avons dû, avec d’autres organismes humanitaires (le Samu social, la Fédération des acteurs de la solidarité, en collaboration avec Santé publique France) collationner un certain nombre d’observations. Nous avons réalisé, notamment, un baromètre au mois d’août avec la Fédération des acteurs sociaux (FAS) : dans la nuit du 21 au 22 août, il y avait 1 500 à 1 600 enfants qui dormaient dans la rue, 368 d’entre eux ont moins de trois ans. Il fallait aussi ajouter les enfants sans domicile, c’est-à-dire ceux vivant dans les hôtels et les foyers d’hébergement d’urgence. Ils sont 27 000 enfants à vivre à l’hôtel avec leurs parents, dans une chambre de 9 mètres carrés à souvent trois ou quatre. Donc, on arrive à 42 000 enfants sans domicile fixe en France, un chiffre absolument colossal. On dénombre beaucoup de femmes seules avec enfant, ce qui montre la grande précarité des familles monoparentales. Je lance un cri d’alarme sur ce phénomène, qui n’est pas suffisamment pris en compte par les autorités.
Quelles sont les conséquences de ces conditions de vie dégradées pour les enfants ?
D’abord, évidemment, des conséquences psychologiques, puisqu’il est évident que vivre ainsi, dans la rue ou à l’hôtel, crée une insécurité. Les conditions d’habitat très complexes entraînent des tensions dans les familles, des relations entre les parents et les enfants non satisfaisantes. Les troubles psychologiques vont de l’anxiété et l’inquiétude à des choses plus graves, comme des troubles du comportement alimentaire ou la dépression de l’enfant et de l’adolescent. Il est bien évident que lorsqu’un enfant vit à quatre dans une chambre, d’abord, il ne peut pas être tranquille, et il n’a pas l’espace sécurisant de l’école pour faire une sorte de sas dans la journée… La santé mentale de ces enfants s’en trouve affectée. Mais surtout, il est impossible pour ces mineurs sans domicile de vivre ce qu’on appelle tout simplement une vie d’enfant. Ils ne peuvent pas jouer, ils n’ont pas d’espace, ne peuvent pas recevoir leurs camarades… Le droit à la santé, à l’éducation, à avoir une vie d’enfant, sont des droits fondamentaux reconnus pour les enfants depuis la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, que la France, il faut le rappeler, a été un des premiers pays à signer. Ces droits ne sont pas respectés.
“En France, nous n’avons pas assez de psychiatres, et encore moins de pédopsychiatres – en dix ans, nous en avons perdu plus d’un tiers, c’est gigantesque.”
La scolarisation de ses enfants s’avère souvent impossible. Pourquoi ?
Un enfant sans domicile n’est pas scolarisé parce que, sans adresse, les mairies n’acceptent généralement pas de les inscrire à l’école. Et quand ils sont à l’hôtel, ils n’ont pas les conditions adéquates pour bénéficier d’une scolarité normale, il leur est souvent impossible de se concentrer, n’ayant pas leur espace propre.
Vous évoquez dans ce rapport la crise de la pédopsychiatrie en France. L’accès aux soins est de plus en plus difficile, de manière générale, mais elle l’est d’autant plus pour ces enfants sans domicile…
Cela s’inscrit dans un phénomène plus global : en France, nous n’avons pas assez de psychiatres, et encore moins de pédopsychiatres – en dix ans, nous en avons perdu plus d’un tiers, ce qui est gigantesque. Il n’y a pas non plus suffisamment de personnel dans les centres médico-psychologiques (CMP). Actuellement, pour avoir un rendez-vous pour un enfant, il faut attendre entre six mois et deux ans. Donc un enfant présentant simplement des troubles de l’attention, une tristesse ou une légère anxiété a un risque élevé de voir son état mental se dégrader d’ici sa prise en charge. Les familles sans domicile fixe n’ont pas, de toute évidence, les ressources économiques pour aller consulter dans le privé. Culturellement, elles n’ont pas non plus le réflexe d’aller consulter un psychologue. Nous prônons des actions pour ne plus attendre que ces familles essayent de rentrer dans un parcours de soin, mais plutôt pour les y amener. Or si on arrive à les convaincre et qu’au bout il n’y a personne, ou pas avant des mois, le travail de conviction sera presque contre-productif.
“Il faut créer un droit à un logement inconditionnel pour des familles dès lors qu’il y a des mineurs.”
Vous pointez du doigt des politiques d’hébergement aujourd’hui insuffisantes. Pourquoi ?
Il n’y a pas suffisamment de politiques publiques pour les familles en difficulté. On a créé en 2007 un droit opposable au logement (Dalo). Ce droit devrait bénéficier en priorité aux familles dans la rue avec enfants. En réalité, malheureusement, ça ne marche pas suffisamment. Il faut revoir les politiques de logement et créer un droit à un logement inconditionnel pour des familles dès lors qu’il y a des mineurs. C’est peut-être la réalité dans les textes, mais pas dans la vraie vie. Il y a un manque de volonté des pouvoirs publics.
Quelles sont vos préconisations ?
La première préoccupation est de faire en sorte que les décideurs publics, les politiques, se rendent compte de l’importance du phénomène. Qu’ils regardent ce problème tel qu’il est et qu’ils le prennent à bras-le-corps. Ensuite, il est nécessaire de penser une politique de santé publique rendant plus attractive le métier de pédopsychiatre, enfin de renforcer considérablement le personnel des CMP. Des efforts ont été faits pendant la pandémie, mais ça n’a pas été suffisant. Pour les familles en difficulté, ça ressemble à un parcours du combattant et, évidemment, ça en décourage beaucoup. Ces familles ont déjà à gérer des questions de survie économique, leur première préoccupation n’est pas de faire des démarches pour une consultation psychologique pour leur enfant.