« La demande de pilotes dépassera l’offre dans la plupart des régions du monde entre 2022 et 2024 – et continuera de s’aggraver au cours de la prochaine décennie. Nous prévoyons maintenant que l’aviation mondiale manquera de près de 80 000 pilotes d’ici 2032, en l’absence d’une baisse de la demande future et/ou d’efforts vigoureux de la part de l’industrie pour renforcer l’offre de pilotes », écrivent Geoff Murray et Rory Heilakka, associés du cabinet de conseil américain Oliver Wyman, dans une note datée de juillet 2022.
Pour l’instant, cette pénurie touche essentiellement les États-Unis, qui ont usé et abusé des licenciements et des mises à la retraite anticipée au plus fort de la crise du Covid, et qui font face à une reprise plus rapide que prévu.
Salaires souvent moins élevés
Mais la situation finit forcément par avoir des répercussions en Afrique où « le nombre de pilotes locaux étant inférieur aux besoins, la plupart des compagnies ont massivement recours à des pilotes expatriés », comme l’explique à Jeune Afrique Romain Ekoto, responsable de l’aviation à la Banque africaine de développement (BAD).
« Aux États-Unis, en Europe, l’aéronautique recrute de nouveau à tour de bras, mais la pénurie de talents contraint à une surenchère des salaires et les entreprises duc secteur débauchent à qui mieux mieux les salariés de la concurrence… Il est difficile pour les sociétés africaines de rivaliser », relève Alexandra Guillot, spécialiste du recrutement dans le secteur de l’aérien, basée au Cap.
Même si les contrats sont très disparates d’une compagnie à l’autre – et parfois au sein même des transporteurs –, les compagnies aériennes offrent, en moyenne, des salaires moins élevés que leurs homologues occidentales. « Elles attirent, néanmoins, essentiellement deux profils de pilotes : des seniors en deuxième phase de carrière, qui veulent du changement, ou de tout jeunes diplômés, dont le but est de faire des heures et qui utilisent cette expérience comme tremplin pour la suite de leur parcours », développe Romain Ekoto.
Ethiopian et la RAM championnes de la formation
« Conscientes qu’elles ne peuvent pas rivaliser sur les questions salariales, les compagnies africaines cherchent à attirer les candidats avec d’autres arguments, notamment les avantages matériels – maison, etc – dont ils pourraient bénéficier », explique un professionnel du secteur. Dans un contexte de tension, cependant, elles aussi devront passer à la caisse pour conserver leurs professionnels, notamment les expatriés, plus mobiles que la main-d’œuvre locale (voir encadré).
Les seules compagnies à échapper à cette mécanique implacable sont celles qui ont pu former leurs propres personnels. Ethiopian Airlines, propriétaire de l’emblématique Ethiopian Academy, en est l’exemple le plus probant. On peut s’y former en maintenance aéronautique en 22 mois, pour 24 100 dollars (logé, nourri, blanchi), y obtenir sa licence de pilote commercial (20 mois de formation, 70 000 dollars) ou devenir membre d’équipage en quatre mois, moyennant 5 400 dollars.
« La Royal Air Maroc maintient aussi un niveau très élevé de qualification pour son personnel, même si elle a externalisé la formation, auparavant assurée par la RAM Academy », relate Ibra Wane, ancien cadre de la compagnie marocaine, désormais directeur général de Aviation et compagnie (Groupe Avico).
SEULES LES COMPAGNIES QUI VEILLENT AUX COMPÉTENCES ONT PU S’ASSURER UNE CERTAINE LONGÉVITÉ
Selon lui, à l’exception de ces deux compagnies et d’Egyptair, le continent souffre d’un manque criant de formation « à tous les niveaux, tant dans les airs qu’au sol et au sein des bureaux ». »C’est un point essentiel, bien que souvent négligé, qui explique en grande partie les échecs répétés des compagnies aériennes dans nos pays, martèle-t-il. Les problèmes conjoncturels comme l’inflation et le prix du carburant concernent tout le monde. Mais les compagnies qui veillent aux compétences-métiers – c’est-à-dire à un triptyque formation-technicité-expérience – comme Ethiopian, la RAM et quelques autres, ont pu les dépasser et s’assurer une certaine longévité », poursuit-il, jugeant qu’aujourd’hui ce sont « Asky et Air Côte d’Ivoire qui suivent les tracent de leurs “aînés” et assurent avec intelligence et pragmatisme le maintien et le développement de la maîtrise des fondamentaux du transport aérien. »
Si les 4 000 étudiants (toutes formations confondues) d’Ethiopian Academy contribuent essentiellement à alimenter une compagnie en continuelle expansion, ses modules sont ouverts aux inscriptions indépendantes et aux étudiants sponsorisés par des compagnies étrangères. Mais elles sont adaptées à la flotte du pavillon éthiopien : si toute la gamme Boeing y est représentée, ainsi que les Q400 de Bombardier, aucun module n’est consacré aux Airbus A220 ou A330 choisis par Air Sénégal ou Air Côte d’Ivoire ou encore aux Embraer, largement présents dans les flottes du nigérian Air Peace, de Kenya Airways ou du sud-africain Airlink. Pour pallier ce problème, Air Côte d’Ivoire, épaulé par la BAD (via un prêt FAD de 3,5 millions d’euros) et Airbus (qui a accepté en juin 2018 de s’engager à hauteur de 3,6 millions d’euros), a lancé dès 2017 un ambitieux programme à 12,9 millions d’euros visant à former, sur la période 2017-2026, 77 pilotes et 120 techniciens aéronautiques.
Nécessaire collaboration
Objectif affiché par la compagnie : passer de 20 % à 60 % de pilotes et de techniciens locaux dans ses effectifs. La phase théorique de ce programme est assurée par l’Institut national polytechnique Félix Houphouët-Boigny, les candidats se rendant en Belgique pour le volet pratique, confié à Belgian Flight School. Trente et un pilotes et 22 techniciens ont déjà bénéficié du programme, selon le ministre ivoirien des Transports, Amadou Koné. Ils s’ajoutent à la dizaine de pilotes de nationalité ivoirienne formés à l’étranger et déjà employés par la compagnie, précisait en octobre à Jeune Afrique le PCA du pavillon national, le général Abdoulaye Coulibaly.
IL SUFFIT DE QUELQUES CENTRES BIEN OUTILLÉS ET STRATÉGIQUEMENT SITUÉS POUR IRRIGUER TOUT LE CONTINENT
Le Plan Sénégal émergent prévoit également la création d’un centre de formation pour Air Sénégal, tandis qu’à Zaira le Nigerian College of Aviation Technology propose des formations plus ou moins longues dans tous les domaines du secteur.
« Chaque compagnie n’a pas besoin d’avoir son propre centre de formation », estime Ibra Wane, selon lequel « il suffit de quelques centres bien outillés et stratégiquement situés pour irriguer tout le continent ». « Si les compagnies apprennent à collaborer pour envoyer leurs personnels à la RAM, chez Ethiopian ou encore sur les simulateurs Airbus en Afrique du Sud, elles verront leur budget de formation diminuer considérablement. Cela vaut aussi pour la maintenance, l’achat de pièces détachées ou la négociation face aux avionneurs », assure cet ancien d’Air Afrique, qui rappelle que la défunte compagnie panafricaine gérait ses propres centres de formation pour certains métiers de l’aéronautique, tant pour elle même que pour d’autres compagnies, et dotait les pilotes de bourses afin qu’ils suivent une formation à l’étranger.
« Il y a encore, sur le terrain, des anciens d’Air Afrique capables de former en interne les nouvelles générations, mais ils sont de moins en moins nombreux », constate Alexandra Guillot.
« L’ubuesque paradoxe » de l’Afrique australe
En 2017, l’Airlines Association of Southern Africa (AASA) s’inquiétait d’une pénurie de compétences risquant de mettre à mal le développement d’un secteur aérien florissant. Mais le Covid-19 a fait des ravages dans la région, ayant eu raison de Comair-Kulala et d’Air Namibia, tandis que South African Airlines est passé de 80 à 4 avions, et que sa filiale à bas coût Mango est clouée au sol depuis plus d’un an, laissant des milliers de personnels sur le carreau.Si ces professionnels semblent pour l’heure avoir le choix entre l’exil et la reconversion, la mobilité géographique ne va pas de soi, constate Alexandra Guillot, spécialiste du recrutement dans le secteur de l’aérien, basée au Cap. « Outre la question des visas, les licences des pilotes et des ingénieurs posent aussi problème, car elles sont délivrées par les autorités civiles nationales et ne sont pas forcément reconnues hors des frontières »
Conséquence, « on se retrouve dans une situation ubuesque, avec des gens qualifiés et expérimentés de ce côté-ci du monde, sans travail, et en Europe ou aux États-Unis, de plus en plus de postes qui ne trouvent pas preneurs », relate l’experte. Si les départs vers les pays du Golfe semblent plus facile, Alexandra Guillot constate surtout un départ massif vers d’autres industries.