Naïma Huber-Yahi vient à peine de clore le Festival Felfel qu’elle pense déjà à la suite. Née à Tourcoing (Nord de la France), cette historienne franco-algérienne est une référence en matière de mémoire des cultures de l’immigration. Et une hyperactive. Ses multiples actions au sein de l’association Pangée Network, qu’elle a fondée en 2007, en témoignent. Pour « créer des espaces de partage et de reconnaissance », elle n’a pas ménagé sa peine.
Elle a ainsi organisé de nombreux événements culturels ; elle a co-écrit et co-réalisé, avec Samia Chala et Thierry Leclère, le film Les Marcheurs – Chronique des années beurs, qui ressort à l’occasion du quarantième anniversaire de la marche pour l’égalité et contre le racisme ; elle a participé à l’écriture de livres à plusieurs mains, dont La France arabo-orientale ; elle a été commissaire d’expositions, parmi lesquelles Douce France, avec Myriam Chopin, au Conservatoire national des arts et métiers ; elle a écrit Barbès Café et Ne me libérez pas, je m’en charge !, deux comédies musicales jouées au Cabaret Sauvage…
Karaoké géant
Le Festival Felfel, qui s’est déroulé du 12 au 14 juillet, est un concentré de son œuvre, qui vise à faire connaître les productions culturelles des artistes français issus de l’immigration : concerts, karaoké, rencontres littéraires, projections-débats autour de films. Pendant trois jours, les événements se sont succédés dans des salles pleines, à la Fondation Cartier et à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris. Un succès dont elle nous raconte la genèse : « L’année dernière, j’ai organisé et animé un karaoké géant à l’IMA pour la Fête de la musique, devant 18 000 personnes. On m’a alors demandé de réfléchir à une collaboration, et j’ai proposé Felfel, un festival consacré à l’effervescence des cultures maghrébines. »
Son but : « Montrer qu’on peut être français tout en restant maghrébin, qu’on peut être d’origine algérienne et créer de la musique électro, d’origine marocaine et faire du hip-hop, d’origine tunisienne et écrire de la littérature française… Cette fusion culturelle donne un joyeux mélange, qui forme de nouvelles traditions populaires, qu’on doit célébrer et non craindre comme un grand remplacement. »
Le 14 juillet en dansant sur du raï
Fidèle à l’un de ses traits de caractère, cette « hyper-activiste » regarde devant elle et trace une ligne d’horizon pour ses actions futures : « Créer des espaces de reconnaissance, de dialogue, de rencontre dans des institutions mainstream, avec des temps forts communs, comme le bal du 14 juillet. Nous, Franco-Maghrébins de France, célébrons aussi la fête nationale, mais sur du raï. On est Français, avec notre histoire, nos parcours, et on invite tout le monde à danser avec nous. »
BENJAMIN STORA ÉTAIT MON IDOLE. À MA GRANDE SURPRISE, IL A ACCEPTÉ DE ME RECEVOIR
Si la passion de Naïma Huber-Yahi est contagieuse, elle n’a ni été spontanée ni évidente. La Franco-Algérienne se destinait d’abord au journalisme. Mais, après un bac+ 5 en histoire culturelle, elle a travaillé dans la banque. « J’ai arrêté mes études parce que je ne pouvais pas faire une thèse sans avoir de financement. Je devais gagner de l’argent. Je pensais rester dans la banque seulement quelques mois, mais ça a duré plusieurs années. »
Elle n’abandonne pas pour autant la recherche et, parallèlement à son activité professionnelle, se lance dans l’écriture d’une thèse. Il lui faut prendre des détours pour parvenir à ses fins, jusqu’à ce qu’une rencontre se révèle décisive : « Plusieurs universités avaient refusé de soutenir mon projet. Un jour, j’ai joué le tout pour le tout en adressant un mail à Benjamin Stora. Jusque-là, je n’avais pas osé le contacter, parce que je le croyais inaccessible. C’était mon idole, non seulement pour son travail d’historien mais aussi pour son action militante dans des mouvements associatifs. À mon grand étonnement, il a accepté de me recevoir. »
Banquière ou docteure en histoire ?
Elle se souvient de ce rendez-vous : « Je suis venue en costume, je lui ai décrit mon parcours de banquier et je lui ai parlé de mon désir d’écrire une thèse sur l’histoire culturelle des artistes algériens en France, et, plus généralement, de raconter le récit manquant de l’histoire de l’immigration. Il s’est montré immédiatement enthousiaste tout en me prévenant que je n’aurais jamais de poste à l’université avec un tel sujet. »
La jeune femme ne connaît que trop les préjugés auxquels un chercheur peut être confronté : « Lors de mon DEA, j’avais présenté cette idée à mon directeur de l’époque, et il m’avait répondu : “Une beurette qui travaille sur les beurs, ce n’est ni intéressant ni objectif.” J’avais été disqualifiée d’office. »
Banquier le jour, doctorante la nuit, Naïma Huber-Yahi est bientôt confrontée à un choix cornélien : « La banque m’a proposé une promotion. C’était tellement bien payé que, si j’avais accepté, j’aurais abdiqué toute volonté de poursuivre mes études. » Elle refuse le pont d’or, mais, avec sa thèse, gagne une richesse inestimable : « Ma mère sachant à peine lire et écrire, c’était la première fois qu’elle m’aidait à faire mes devoirs alors que, lorsque j’étais en CP, c’était impossible. Elle connaissait mieux la chanson arabe que mes directeurs de thèse et moi. Elle était dans une position inédite, celle d’un expert. » La doctorante découvre aussi une face cachée de son père : « On m’avait toujours dit qu’il était analphabète. Un jour, je le vois plongé dans le Coran et je m’en étonne. Il me répond qu’il sait lire l’arabe. »
DEPUIS PLUS DE VINGT ANS, JE RECOUDS CE TISSU DÉCHIRÉ ENTRE LES GÉNÉRATIONS
Ses parents sont à l’origine de sa passion pour la musique arabe : « C’est grâce à eux que j’en suis tombée amoureuse. » Ils sont aussi le moteur de sa détermination : « Cette injustice qui consiste à disqualifier nos parents, comme s’ils ne pouvaient rien nous apporter, j’ai dû la résoudre pour me regarder en face dans la glace. Et, ce que je fais depuis un peu plus de vingt ans, c’est recoudre ce tissu déchiré entre les générations. »
« Fables républicaines »
Aujourd’hui spécialiste de musique arabe, Naïma Huber-Yahi partait de zéro. « Quand j’étais enfant, je n’écoutais pas de musique arabe, cela m’énervait plutôt, confie-t-elle. Je suis née dans les années 1970, j’étais une enfant de mon époque, je préférais le funk, Michael Jackson, etc. Les chanteurs moustachus sur les pochettes des 45 tours et sur les cassettes, qui faisaient pleurer mes parents, ça ne m’intéressait pas. Je ne comprenais pas le romantisme de la douleur de l’exil. » Une incompréhension qui est le fruit d’un éloignement de sa culture d’origine : « J’étais “l’Arabe idéale” : première de la classe, citée comme un exemple de réussite. J’avais en plus “l’avantage” de ne pas être typée, donc de ne pas faire peur aux bourgeois. Je ne faisais pas de vagues, je parlais français bien comme il faut, je connaissais mes classiques, j’allais à l’Opéra… »
En collectionnant les bons points, la jeune femme court après une ombre : « J’ai cru aux fables républicaines : il n’y a pas de différences entre les individus ; il n’y a qu’une seule race, la race humaine ; la République est colorblind. » Pourtant, lorsqu’il lui a fallu choisir entre la banque et la thèse, elle s’est sentie tiraillée : « J’étais arrivée quelque part, et ce quelque part ne me convenait pas. Je ressentais un malaise culturel. On me demandait de choisir entre la reconnaissance à la République et mon héritage familial (identité, culture, langue). On m’imposait l’allégeance à un modèle qui était un mensonge et, quand on rejetait ma part d’algérianité, on ne m’acceptait pas, moi, dans mon ensemble. »
Le choix de ne pas choisir
Refusant l’assignation à l’assimilation, elle affirme son identité. Entre son pays et son patrimoine culturel, elle choisit… de ne pas choisir : « Je suis fière de connaître mes classiques et, aussi, d’être riche de la culture de mes parents. En recollant ces morceaux, je me suis réparée symboliquement. » De son parcours individuel naît une mission collective : « Je veux insuffler de la fierté, du patrimoine, et, surtout, le partager avec le plus grand nombre pour “réparer” les héritiers de l’immigration en leur rappelant qu’ils sont dépositaires de langues, d’imaginaires, d’œuvres… Il n’est pas nécessaire de s’en débarrasser pour embrasser le modèle républicain, qui consacre la culture classique, prétendument supérieure à la culture de nos parents. »
L’historienne, qui souhaite replacer « la silhouette de [ses] aïeux sur la photo de famille française », est une femme pressée : « J’ai commencé ma carrière universitaire à près de 30 ans. C’est très tard, compte tenu de la charge politique et patrimoniale que je porte déjà. D’où cette urgence que je ressens, car nous sommes engagés dans une course contre-la-montre contre les racistes, et je veux la gagner. »
Elle prend toutefois son temps lorsqu’on lui demande quelle a été sa plus belle réalisation jusque-là et elle avoue, un voile d’émotion dans la voix : « La comédie musicale Barbès Café, parce que j’ai vu des larmes dans les yeux de mes parents lors de la représentation. » La fille de ses parents a déjà remporté la bataille du cœur.