C’est un secret qui n’en est plus un mais qu’on n’ébruite pas. Depuis plusieurs semaines, des journaux ivoiriens se contentent d’indiquer pudiquement que la reine « a mal au pied ». Mais la formule peine à dissimuler la gravité de la situation : Nanan Akoua Boni II, la reine des Baoulés, n’est plus.
Grand silence
Sa dernière apparition publique remonte à mars 2022, lorsqu’elle avait reçu une délégation de cadres baoulés du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) à Sakassou. Un grand silence régnait déjà autour de l’état de santé de la souveraine.
Malgré la disparition de la reine, confirmée à Jeune Afrique par plusieurs sources, le silence perdure faute de communication officielle. Des rites traditionnels pour acter son décès doivent aussi être effectués. Cette disparition est d’autant plus sensible qu’elle intervient dans un contexte de guerre entre clans pour obtenir les rênes du royaume.
Car, depuis les obsèques du roi Nanan Anounglé III, en 2016, les Baoulés traversent une profonde crise de succession. La villa royale, où se trouve le trône tant convoité, est désormais presque inhabitée. Seules quelques rares occasions, comme les funérailles de l’ancien député, ambassadeur, ministre et écrivain Paul Akoto Yao, permettent de taire – au moins un temps – les querelles et de réunir les Baoulés de tout bord pour rendre un dernier hommage à l’un des leurs.
Drame familial
Nanan Kassi Anvo, héritier légitime du trône conformément à la dévolution matrilinéaire en vigueur chez les Baoulés. © DR
Si ce conflit est aussi tragique, c’est aussi à cause de ses protagonistes : une mère et son fils. D’un côté, Nanan Akoua Boni II, la sœur du défunt roi, et ses partisans. De l’autre, le fils de cette dernière, Nanan Kassi Anvo, héritier légitime du trône conformément à la dévolution matrilinéaire en vigueur chez les Baoulés. Derrière ce drame familial qui a tourné à la guerre ouverte entre deux clans se cachent également des rivalités politiques.
« Tout est parti de la façon dont a été nommée la reine », explique Jean-Noël Loucou, professeur d’histoire contemporaine et secrétaire général de la Fondation Félix-Houphouët-Boigny. « En tant que président de la commission scientifique de préparation des obsèques du roi, nous avions établi le déroulement de la cérémonie et le programme de ceux qui devaient intervenir. Alors qu’elle tirait à sa fin, l’un des chefs de la région de Bouaké a demandé à prendre la parole pour donner une information. Ce n’était pas prévu mais, vu qu’il s’agissait juste d’une information, nous n’y avons pas vu d’inconvénient », raconte l’historien.
Et de poursuivre : « C’est à ce moment qu’il a annoncé devant tout le monde que les chefs de canton s’étaient réunis et avaient décidé que la reine, qui assurait l’intérim depuis le décès de son frère, allait lui succéder. Nous étions tous interloqués, car cela ne respectait aucunement la tradition. Ce n’est pas de cette façon qu’on nomme le roi non plus. Depuis, il y a ceux qui contestent la manière dont les choses ont été faites et ceux qui demandent d’accepter le fait accompli. »
Une reine à la chambre des rois
Un an après les obsèques de son frère, en 2017, la reine est intronisée en grande pompe. Nanan Akoua Boni est officiellement reconnue par les autorités comme la souveraine des Baoulés à la chambre des rois. Malgré cette reconnaissance légale, sa légitimité continue d’être remise en question.
Nombreux sont ceux qui estiment qu’elle doit occuper le siège de la « reine-mère », de forme arrondie, contrairement à celui du roi, qui est rectangulaire. Traditionnellement réservé à une sœur ou une cousine du roi, il permet d’établir une cosouveraineté. Son occupante jouit de nombreuses prérogatives et joue le rôle de grande prêtresse.
Dans cette logique, et suivant la tradition du matrilignage, son fils aurait donc toute légitimité pour monter sur le trône masculin et diriger le royaume. Une vision des choses rejetée par ceux qui estiment que la question de genre n’est pas ici la cause de la querelle, le royaume ayant lui-même été fondé par une reine, Abla Pokou, lorsqu’elle conduisit le peuple baoulé de l’actuel Ghana en Côte d’Ivoire, à la fin du XVIIIe siècle.
Rupture entre Ouattara et Bédié
Pour eux, la raison est à chercher dans le domaine politique. Aux obsèques du roi, en 2016, le chef de l’État, Alassane Ouattara est présent aux côtés de l’ex-président Henri Konan Bédié (HKB), cadre le plus influent du royaume baoulé, décédé le 1er août dernier.
À l’époque, la coalition entre leurs deux formations, le Rassemblement des républicains (RDR) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), fonctionnait encore. Plusieurs poids lourds de l’ancien parti unique avaient rejoint le gouvernement. Mais lorsqu’en 2018, Bédié refuse la fusion du PDCI avec le RHDP, au pouvoir, les tensions s’exacerbent. Et l’un des terrains sur lesquels ils s’affrontent désormais est le royaume baoulé. Même si le souverain a perdu de son influence au fil du temps, avoir de son côté le roi ou la reine des Baoulés – qui représentent environ 7 millions d’Ivoiriens, soit le groupe ethnique le plus important du pays numériquement – est un symbole fort.
« En 2019, Bédié a convoqué l’ensemble de la chefferie baoulée à Yamoussoukro, afin de faire passer son message de rupture avec Ouattara et de lui retirer le soutien qu’il lui avait apporté en 2010. Il a en même temps annoncé sa candidature à la présidentielle de 2020, rappelle Kouakou Laurent Assouanga, docteur en histoire contemporaine à l’université Félix-Houphouët-Boigny (UFHB). Certains, dont la reine, qui était réservée sur la pertinence d’une nouvelle confrontation entre eux [Ouattara et Bédié], n’ont pas répondu à l’appel. Cela lui a valu les foudres de cadres baoulés du PDCI, qui ont commencé à remettre en question sa légitimité, jusqu’à souhaiter sa destitution. »
Un royaume à deux têtes
Si les partisans de la reine assurent que son couronnement avait été approuvé par l’ancien président, dans l’entourage de ce dernier, on souligne plutôt un malentendu. « Bédié pensait qu’elle continuerait d’assurer la régence, le temps que son fils soit intronisé », confie l’un de ses proches.
Toujours est-il que, fin mars 2019, Nanan Kassi Anvo suit les rituels dans le bois sacré afin de devenir roi. Ses partisans, qui s’étaient réunis à Sakassou, sont accusés de trouble à l’ordre public et dispersés à coups de gaz lacrymogène. Résultat, plusieurs années après cet événement, le royaume se retrouve empêtré dans un imbroglio, avec deux souverains ayant chacun leurs soutiens.
La reine était notamment soutenue par certains chefs de canton et des cadres baoulés du RHDP, dont Jeannot Ahoussou-Kouadio, le président du Sénat, et Amédé Koffi Kouakou, le ministre de l’Équipement, par ailleurs président de l’influente Association des élus et cadres du grand Centre. De son côté, son fils compte aussi dans son camp des chefs de canton, ainsi que plusieurs poids lourds du PDCI. Il reçoit d’ailleurs à Abidjan chez Thérèse Houphouët-Boigny, épouse de l’ancien président.
« Beaucoup d’amour »
Face à cette situation confuse qui s’enlise, Bédié a tenté une médiation. Le 1er octobre dernier, ses deux émissaires, Niamien N’Goran et Joseph Kouamé Kra, ont écouté les chefs de canton réunis à Kouassiblékro, près de Bouaké. Mais si ce type de conclave a permis de trancher le conflit qui, ces dernières années, a opposé le ministre Augustin Thiam, gouverneur du district de Yamoussoukro, et son rival, Augustin Dahouet-Boigny (tous deux petits-neveux d’Houphouët), dans le canton Akouè, sur fond de rivalités entre le RHDP et le PDCI, cela n’a pas été le cas cette fois-ci. Les chefs ont regretté l’immixtion du politique dans la conduite des affaires du royaume.
À l’approche des élections locales, prévues le 2 septembre, nul doute que le pays baoulé continuera de cristalliser l’attention des responsables politiques. Certains estiment en effet que, depuis l’ère Félix Houphouët-Boigny, la région reste un socle électoral du parti de Bédié. « Aux législatives de mars 2021, le RHDP a perdu dans tout le pays baoulé, malgré la reine. Ce qui montre bien que ses consignes ne sont pas suivies », relève un proche du PDCI.
Alors qu’il préparait une cérémonie de couronnement pour juillet dernier, Nanan Kassi Anvo a finalement dû surseoir à son projet, du moins provisoirement. A-t-il plié sous la menace d’arrestation de ses partisans pour « troubles à l’ordre public et usurpation de titres » agitée par l’autre camp ? « Depuis la fin de l’année dernière, il est entré dans une phase de réflexion afin d’apporter quelque chose de nouveau en matière de gouvernance et pour qu’il y ait une communion entre les dirigeants et les différentes communautés », confie l’un de ses proches.
Si, dans leur entourage, on assure qu’entre la mère et le fils, « les relations étaient bonnes » et qu’il y avait, malgré tout, « beaucoup d’amour », la crise qui dépasse désormais leurs personnes semble encore loin d’être réglée. Pour l’heure, le décès de Nanan Akoua Boni II n’a pas résolu l’épineuse question de la succession. Au contraire, celle-ci connaît un rebondissement avec l’apparition d’un nouveau candidat dans la course au trône. Mi-juillet, des chefs de cantons se sont réunis afin de confier la régence à un prince issu d’une autre des quatre grandes familles héritières du trône : Maxime Kouadio.
Le décès de Bédié n’arrange rien
Face à cette situation et au silence qui entoure la disparition de la reine, une délégation de chefs de cantons s’était rendue à Daoukro, à la résidence de Bédié, le 20 juillet. Au cadre baoulé le plus influent, ils avaient exposé leurs griefs, alerté sur la désignation d’un nouveau régent et demandé son implication pour la résolution du conflit. Ils ont également regretté que le décès de la reine ait été annoncé au président de la République, au mépris des traditions.
Quelques jours plus tard, des dignitaires de Sakassou, dont le président des cadres originaires de la ville, ont adressé un courrier au préfet, lui demandant la fermeture de la cour royale le temps qu’un consensus soit trouvé. Mais le 26 juillet, des affrontements ont éclaté dans la cour entre partisans des deux hommes. « Le peuple baoulé est pris en otage par des hommes politiques qui l’instrumentalisent pour assouvir leurs propres intérêts au mépris des coutumes », déplore un dignitaire Baoulé. Le décès de l’ancien président, Henri Konan Bédié, très impliqué dans les questions concernant la vie du royaume, pourrait compliquer davantage la résolution de ce conflit.