« Regard de migrant », rue Louis Blanc, à Paris.
Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY
Igor Babou, Université Paris Diderot – USPC and Joëlle Le Marec, Sorbonne Université
Le 4 janvier 2018, des membres d’un réseau d’hébergeurs de migrants isolés font circuler l’avis négatif émis par la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé du département de Paris, en réponse à la demande de statut de mineur isolé par un jeune Malien récemment arrivé
L’argument principal pour mettre en doute la minorité est la « maturité » du jeune « qui a pris seul l’initiative de quitter son pays ».
De nombreux autres récits de parcours migratoires sont qualifiés d’« imprécis » ou de peu crédibles. Ce jeune, comme tant d’autres, est donc mis à la rue, avec la possibilité de faire un recours, mais sans autre aide que celle des bénévoles qui tentent de compenser l’indifférence des pouvoirs publics face à la situation d’un jeune isolé sans ressources ni famille, en plein hiver.
Autre cas : celui d’un jeune Ivoirien hébergé par un des auteurs de ce texte, qui depuis fin août 2017 attend de rencontrer le juge des enfants suite à un recours effectué il y a 8 mois. Le statut de mineur isolé étranger lui avait été refusé par cette même direction de l’action sociale. Sur l’avis, une brève biographie tirée de « l’entretien d’évaluation » était ainsi rédigée :
« Vous quittez alors le pays. Vous passez par le Burkina Faso, le Niger et l’Algérie, pour aller en Libye […] avant d’embarquer sur un zodiac à destination de l’Italie […] vous n’apportez aucun élément tangible permettant d’étayer la minorité et l’isolement que vous alléguez. »
Dans quelles situations de parole les jeunes migrants sont-ils mis par nos institutions au moment où ils sollicitent une protection ? Quel type de « vérité » peut-on attendre de tels dispositifs de recueil de la parole ? Que penser des récits qui en sont tirés et des conséquences en termes de politiques publiques, pour ces jeunes, et pour l’ensemble de la société française ?
Nous allons voir que les sciences sociales peuvent nous aider à poser correctement ce type de question, lorsqu’elles articulent des travaux scientifiques et une enquête ou une implication directe dans les situations vécues. L’enjeu est ici, pour nous qui sommes à la fois des chercheurs en sciences sociales et des citoyens engagés dans des actions de solidarité et de défense des droits humains, de faire circuler dans le débat public certains arguments qui n’y sont pas discutés.
L’exemple américain des jeunes Noirs du ghetto
Les récits de ces entretiens, ainsi que la lecture des récépissés administratifs, laissent penser que l’ensemble de ce dispositif ne consiste qu’à soutirer des informations qui sont immédiatement mises en doute dans les conclusions. Compte tenu de notre expérience de la pratique de l’entretien d’enquête sociologique, un double présupposé nous heurte : tout d’abord, le dispositif est posé comme une mécanique de recueil de la vérité qui n’introduirait aucun biais ; ensuite, cette vérité supposée est immédiatement niée en raison du soupçon que la personne interrogée mentirait.
Comment se fait-il que ceux qui mènent des entretiens ou des interrogatoires ne mobilisent pas les travaux de sociolinguistique tels que ceux de William Labov ? Son travail sur les conditions de l’administration des questionnaires aux jeunes des ghettos noirs de New York dans les années 60 à 70 a permis de dénoncer des politiques publiques racistes dans le domaine éducatif.
En effet, sur la base d’entretiens menés par des psychosociologues, les autorités administratives et éducatives états-uniennes considéraient que, faute d’un environnement culturel et linguistique suffisamment riche, les jeunes Afro-Américains des ghettos ne disposaient pas de compétences suffisantes pour être scolarisés de la même manière que les jeunes États-Uniens blancs. Répondant par monosyllabes aux enquêteurs, ces jeunes paraissaient incultes, incapables de manier correctement la langue anglaise, et même de maîtriser la logique.
Labov s’est alors interrogé sur le dispositif des entretiens. Ce dernier mettait en présence un enquêteur adulte blanc bienveillant assis derrière un bureau, et qui posait des questions à un jeune des ghettos. La plupart des entretiens débouchaient sur une parole composée de monosyllabes, sans argument ni développement. Soupçonnant que ce dispositif biaisait la production de parole, car il ressemblait à un interrogatoire de police, il forma des jeunes Afro-Américains des ghettos à l’enquête sociologique et transforma le dispositif : le jeune enquêteur afro-américain s’asseyait par terre face à plusieurs jeunes, et, ouvrant la conversation par des blagues, les questions portaient alors sur la vie du ghetto, les bagarres entre bandes rivales, etc. Et là, surprise, on obtenait une parole structurée, des arguments et même une créativité linguistique, en dépit de l’argot new-yorkais mobilisé.
Des constats stéréotypés
Avec Labov, on est donc passé d’une conception des jeunes Afro-Américains comme ne disposant pas d’une compétence logique et linguistique, au constat que c’était en raison des conditions pratiques d’administration des entretiens qu’on mettait en place des politiques éducatives racistes ne tenant pas compte des compétences de ces mêmes jeunes. Les dysmétries inscrites dans des rapports de race et de classe induisaient des biais considérables dans les réponses des enquêtés.
Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY
C’est ce type de biais qui semble intervenir dans les entretiens réalisés par les personnes en charge de l’examen des dossiers de migrants qui conduisent trop souvent au constat stéréotypé d’une trop grande autonomie de ces mineurs, supposée prouver leur majorité, ce qui les exclut des aides auxquelles ils auraient droit.
La question n’est pas simplement celle d’une traduction correcte de leurs réponses, mais celle du dispositif d’entretien lui-même, qui ne peut conduire à aucune connaissance valide sur la personnalité, l’autonomie et encore moins l’âge des jeunes migrants.
Labov fournit ici des éléments pour contester scientifiquement le sens commun administratif et juridique qui déshumanise notre démocratie face au fait anthropologique majeur que constitue la migration et les exils de jeunes d’origine non européenne.
Les calculs « stratégiques » des politiques
Le second biais que nous avons évoqué est la présupposition d’un mensonge : comme s’il était inévitable que les migrants rusent et mentent pour s’en sortir. Patrick Watier, dans ses travaux sur la confiance, s’interroge sur la manière dont les théories du fonctionnement social sont hantées par l’idée que les individus seraient préoccupés par le souci d’agir par calcul rationnel. Notre rapport à la parole de ceux qui sollicitent une aide est altéré par la conviction que c’est l’intérêt, et non la vérité, qui les guiderait.
Que dire alors de personnalités politiques, qui ayant du pouvoir, parlent non pour dire le vrai, mais par calcul stratégique ? Le 8 janvier dernier, interviewée sur BFMTV, Valérie Pécresse affirme sans aucune source à l’appui : « Plus de la moitié de ces jeunes ne sont pas de vrais mineurs. » Or cet énoncé est invérifiable. Même les tests osseux sont considérés par l’Académie nationale de médecine comme non fiables. Son objectif est ouvertement de justifier le refus de solidarité (le coût de cette solidarité est mentionné juste avant ce « constat » du mensonge des jeunes qui la sollicitent).
Cette responsable politique tient ici des propos qui relèvent du calcul stratégique, pour dénoncer le mensonge par calcul stratégique de la part des migrants. Finalement, la fameuse « maturité » dont les jeunes sont crédités à leur détriment repose certainement, par effet miroir, sur l’hypothèse implicite que leur intérêt les pousserait à mentir.
« Je m’en veux beaucoup de t’avoir abandonnée, à cause de moi maman ne dort plus »
La fréquentation quotidienne de jeunes migrants à qui le statut de mineur est refusé nous place en situation de les entendre s’exprimer et se raconter, hors interrogatoires. Ainsi, lors d’un atelier musical dans un centre culturel, quatre jeunes composent et chantent une chanson dont le texte a été écrit par l’Ivoirien de 16 ans, évoqué plus haut :
« Je suis parti sans te dire au revoir, aujourd’hui je me sens seul, maman […] grâce à ta bénédiction les gens m’aiment beaucoup […] Je m’en veux beaucoup de t’avoir abandonnée, à cause de moi maman ne dort plus. »
La chanson est ponctuée d’un refrain repris en chœur « Mama, mama, eehhh ! mama, mama. » Ce sont bien des enfants qui s’expriment, et qui chantent la tristesse d’être loin de leur mère. Ce sont des préoccupations d’enfants qui réclament assistance et affection maternelle. Ces mêmes enfants se voient refuser la reconnaissance de leur besoin d’assistance en raison d’un dispositif de recueil de paroles inadapté et déshumanisé.
Par ailleurs, lors d’une audience ce jeune Ivoirien a lui-même rectifié une confusion le concernant : il aurait peut-être pu bénéficier d’une erreur en sa faveur à cause d’une homonymie avec un migrant plus jeune que lui. Mais il a pourtant rectifié immédiatement l’erreur, lui-même, par respect de la vérité.
Les sciences sociales, et nos observations, permettent de changer le regard sur les phénomènes migratoires. On pourrait réhumaniser nos politiques publiques tout en les inscrivant dans une exigence de vérité, de manière à les dégager de leurs biais idéologiques. Il est urgent de faire usage des connaissances des sciences sociales pour dépasser le sens commun administratif, pour critiquer les dispositifs de recueil de la parole des migrants et éviter ainsi de très graves erreurs au coût humain incalculable.
Nous avons tous les éléments en main, et il est donc incompréhensible que des procédures aussi frustes qu’injustes et erronées servent de base à l’administration de la justice dans un État de droit.
Igor Babou, Professeur, Université Paris Diderot – USPC and Joëlle Le Marec, Professeure en sciences de l’information et de la communication au CELSA, Sorbonne Université
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.