Le chef de l’opposition, Ousmane Sonko, lance-pierre à la main, lors d’un meeting à Ziguinchor, le 24 mai 2023. © MUHAMADOU BITTAYE/AFP
« Le combat final se passera à Dakar. Soit Macky Sall recule, soit on le déloge du Palais. J’appelle toute la jeunesse qui croit en notre projet à tout laisser pour faire face à Macky Sall et en finir avec lui et son régime. »
« En finir »… À quelques jours de l’échéance judiciaire qui pourrait bien, ce 1er juin, contrarier son ascension politique fulgurante en l’envoyant derrière les barreaux pour plusieurs années s’il est reconnu coupable des viols dont l’accuse la jeune Adji Sarr, Ousmane Sonko adoptait à nouveau, le 29 mai, dans une de ses rituelles allocutions diffusées en live sur Facebook, un champ lexical à la fois menaçant et funèbre.
Combat sans merci
Dans le combat de lutte avec frappe engagé par cet opposant emblématique contre le pouvoir et les institutions qui l’incarnent, une chose est sûre : l’un des deux athlètes finira bien par se retrouver à terre. Ousmane Sonko en est conscient, semble-t-il, tout comme il pressent que dans cet affrontement sans merci, le rapport de force inégal entre un président de la République et un chef de parti, fût-il maire de Ziguinchor, pourrait bien tourner en sa défaveur. « Je suis prêt au sacrifice ultime », prophétise-t-il.
D’un côté de l’arène, l’État, un président élu à deux reprises au suffrage universel, mais aussi les forces de défense et de sécurité chargées d’assurer le maintien de l’ordre ou encore les magistrats censés rendre la justice… De l’autre, un contestataire tous azimuts, adepte des provocations verbales – souvent ad hominem – et la puissance anarchique de la rue lorsqu’y déferlent des centaines, voire des milliers, de partisans chauffés à blanc. « L’État utilise des moyens qu’Ousmane Sonko perçoit comme non conventionnels. Aussi lui apporte-t-il une réponse politique elle aussi non conventionnelle depuis 2021 », résume Alioune Tine, figure de la société civile sénégalaise et fondateur du think tank Afrikajom Center.
Le 28 mai, après avoir passé une quinzaine de jours reclus dans son bastion casamançais de Ziguinchor, une ville dont il est devenu le maire en janvier 2022, le « PROS » (« Président Ousmane Sonko », son surnom parmi ses militants) a fini par larguer les amarres pour revenir dans la capitale, où il réside principalement.
Un retour express dans un avion d’Air Sénégal ou à bord du ferry Aline Sitoé Diatta eût été sans éclat, semble-t-il. C’est pourquoi le président des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) a opté pour un come-back plus démonstratif, sous la forme d’un bain de foule qui devait s’étaler sur au moins deux jours.
« La Caravane de la liberté » : c’est ainsi qu’Ousmane Sonko avait baptisé ce périple entre Ziguinchor et Dakar à bord d’une voiture au toit ouvrant, comptant bien multiplier sur son chemin les étapes dans plusieurs villes de la Casamance, du Sénégal oriental, du bassin arachidier, du pays mouride et de la banlieue de la capitale.
Dans le contexte particulièrement tendu qui entoure le sort judiciaire – et, par voie de conséquence, l’avenir politique – de l’opposant, les autorités avaient préféré lancer un avertissement préventif. « Quoi qu’il en coûte, l’ordre public sera maintenu, avait indiqué, le 25 mai, le porte-parole du gouvernement, Abdou Karim Fofana. Nous ne laisserons personne – personne ! – troubler l’ordre public et la quiétude des Sénégalais. »
Le dimanche de Pentecôte, alors qu’Ousmane Sonko venait tout juste de présenter ses vœux à la communauté catholique, par vidéo interposée, la caravane de la liberté s’est toutefois interrompue sans préavis à Vélingara, aux confins orientaux de la Casamance. Alors qu’un mort par arme à feu venait d’être déploré la veille à Kolda, les autorités entendaient bien mettre un terme à la procession des Patriotes, dont les organisateurs s’étaient abstenus de déclarer préalablement la tenue aux autorités préfectorales des départements traversés. Elles n’imaginaient pas forcément qu’Ousmane Sonko les prendrait de vitesse en sifflant lui-même, discrètement, la fin de la partie dès le 28 mai aux premières heures du jour, alors qu’il n’avait accompli qu’une modeste partie du trajet initialement prévu.
SI LE PEUPLE SORT POUR DIRE « BASTA ! », JE VOUS ASSURE QUE MACKY SALL RECULERA OU QUITTERA LE POUVOIR AVANT LA FIN DE SON MANDAT
On ne reviendra pas ici sur son retour clandestin à Dakar, ce jour-là, à bord d’un fourgon puis d’un 4×4 de la gendarmerie, dont le récit a déjà été détaillé par JA. Interpellé par les gendarmes à quelques kilomètres au nord de la Gambie, qu’il venait de traverser au mépris de son contrôle judiciaire, le « PROS » est aussitôt conduit à Dakar, sans escale ni bain de foule.
À peine rentré à son domicile, persistant dans l’art de la provocation, Ousmane Sonko appelle ses partisans à la résistance et prophétise, menaçant : « Personne ne peut faire face à un peuple. Et si le peuple sort pour dire “Basta !”, je vous assure que Macky Sall reculera ou quittera le pouvoir avant la fin de son mandat. »
Tribun
Avec sa voix posée, sa gestuelle sans à-coup et ses interventions sans notes, Sonko-le-tribun a des allures de bon élève lorsqu’il s’adresse à ses compatriotes. Mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière ce style policé, ses mots sont autant de poignards effilés plantés sans relâche entre les omoplates de Macky Sall, de son entourage et de différents boucs émissaires issus des sphères politique, judiciaire ou policière.
En novembre 2022, le président de Pastef avait cru bon de jeter l’opprobre sur Mame Mbaye Niang, l’actuel ministre du Tourisme, fidèle lieutenant du chef de l’État. Dans une intervention publique, l’opposant avait ressorti de ses tiroirs un rapport attribué à l’Inspection générale des finances faisant état de détournements financiers massifs commis il y a plusieurs années par un organisme placé sous la tutelle de Mame Mbaye Niang. Entre les lignes, Ousmane Sonko l’accusait d’avoir personnellement tiré profit de ces prévarications supposées n’ayant jamais donné lieu à des poursuites judiciaires.
À un peu plus d’un an de la présidentielle, le ministre ainsi pris à partie y a sans doute vu une aubaine. Potentiellement constitutive d’une diffamation publique contre un membre du gouvernement, la flèche empoisonnée décochée par Ousmane Sonko était en effet de nature à se retourner contre lui en cas de poursuite judiciaire. Car en vertu d’une combinaison complexe entre certaines dispositions respectives du code électoral et du code pénal, une condamnation pour diffamation pouvait rendre Ousmane Sonko inéligible. Une plainte a donc été déposée par Mame Mbaye Niang contre l’opposant pour diffamation, injures et usage de faux.
Il en eût fallu davantage pour refroidir les ardeurs du Patriote en chef. Quelques semaines plus tard, malgré cette première épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa candidature présidentielle, Ousmane Sonko jetait cette fois en pâture le nom d’un policier issu des services de renseignement intérieur, Frédéric Napel. Sans prendre la précaution élémentaire de préserver son anonymat, il lui reprochait ouvertement d’avoir pris part au complot qu’il accuse Macky Sall de fomenter contre lui. Peu après, Frédéric Napel adressait une plainte au procureur du tribunal de Dakar. Celle-ci n’a pas encore débouché sur l’ouverture d’une procédure judiciaire, mais elle n’a pas non plus été classée sans suite.
Anathèmes
Ces anathèmes à répétition, qui flirtent selon les jours avec l’invective, la diffamation ou l’appel à l’insurrection, ne sont pas la seule arme d’Ousmane Sonko dans sa croisade contre un pouvoir qu’il se plaît à dépeindre en tyrannie finissante face à laquelle la « résistance » serait la seule issue laissée au peuple sénégalais.
« La résistance à l’oppression est un droit inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Or la Constitution sénégalaise affirme clairement, dans son préambule, son adhésion à ce texte », justifie le député de la diaspora Alioune Sall, coordinateur de Pastef en France.
Le 1er mai, en plein tumulte judiciaire autour des procédures le visant, Ousmane Sonko avait appelé à la fronde collective des citoyens face aux institutions. « La justice nous a fait trop de mal. Nous avons décidé d’engager une campagne de désobéissance civique face à cette justice, avertissait-il lors d’une conférence de presse. Parce que quand une justice est injuste, nous n’avons plus l’obligation de la respecter, a fortiori d’accepter de jouer son jeu. »
Six jours plus tard, là encore à la veille d’une échéance judiciaire importante, il dénonçait cette fois « l’entreprise de liquidation politique du candidat Ousmane Sonko par le biais – une fois de plus, malheureusement – de l’instrument judiciaire ». Et stigmatisait en passant le « dialogue politique » initié par le président Macky Sall, ainsi que tous ceux, hors de la mouvance présidentielle, qui répondraient favorablement à cette main tendue vue par le président de Pastef comme « une opération de tri des candidats de l’opposition » à l’approche de la présidentielle.
Net durcissement
Entre son entrée à l’Assemblée nationale, en 2017, et ce mois de mai 2023, la rhétorique du fondateur du parti Pastef s’est clairement durcie. En mars 2019, au lendemain de la présidentielle, puis en novembre 2020, alors qu’un énième report des élections locales avait été décidé, JA avait interviewé longuement Ousmane Sonko, cet ovni politique au pedigree atypique – ancien inspecteur des Impôts – et à la parole déjà tranchante.
À la relecture, on réalise combien son discours s’est radicalisé en quelques mois pour culminer aujourd’hui, à la veille du verdict de la chambre criminelle qui l’a jugé par contumace tandis qu’il se trouvait à Ziguinchor, sur les cimes de la guérilla verbale.
« Ousmane Sonko s’est comporté comme un opposant normal jusqu’à l’affaire Sweet Beauté, au début de 2021, analyse une source à la présidence. Pour éviter la mort sociale que risquait d’entraîner cette affaire de mœurs, il a alors voulu politiser le dossier et utiliser les foules pour se soustraire à la justice. Toute.sa stratégie, depuis lors, a consisté à tenter d’éviter ce procès face à Adji Sarr. »
Depuis sa mise en cause devant la justice, en mars 2021, par cette jeune femme devenue masseuse au sein d’un salon dakarois où Ousmane Sonko avait ses habitudes, l’opposant a en effet musclé progressivement son discours au point de risquer d’en payer le prix.
Face à un président de la République élu puis réélu à une large majorité en 2012 et en 2019, et aujourd’hui soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat en 2024, Ousmane Sonko entend désormais faire prévaloir la démocratie de la rue sur l’onction du suffrage universel. À l’entendre, on pourrait même le croire déjà élu, au prétexte que sa popularité dans les régions de Dakar et de Ziguinchor est incontestable. Député déchu avant le terme de son premier mandat électif et maire depuis peu, Ousmane Sonko est pourtant encore loin de pouvoir gravir les marches du Palais de la République en tant que locataire attitré.
ON A EFFECTIVEMENT ASSISTÉ À UNE RADICALISATION PROGRESSIVE D’OUSMANE SONKO DEPUIS MARS 2021
« On a effectivement assisté à une radicalisation progressive d’Ousmane Sonko depuis mars 2021, début de l’affaire Adji Sarr, confirme Alioune Tine. Idrissa Seck ayant laissé un vide après être arrivé en deuxième position au premier tour de l’élection présidentielle de 2019, Ousmane Sonko est devenu la véritable locomotive de l’opposition. C’est à partir de là que ses ennuis judiciaires se sont multipliés. Et Ousmane Sonko s’est alors radicalisé dans l’épreuve. »
Selon Alioune Tine, l’opposant aurait éveillé, dans l’inconscient collectif, une double évocation. « La première renvoie à la sainteté et à une forme de messianisme politique », explique-t-il. C’est ainsi que de nombreux partisans du PROS utilisent pour le désigner, sur les réseaux sociaux, l’expression wolof « Seydina Ousmane mou sell mi », qui peut se traduire par « Ousmane le pur », « l’immaculé », voire « le saint »… « L’autre écho subliminal que renvoie Ousmane Sonko a trait aux grandes figures africaines post-indépendance, qu’elles soient sénégalaises ou originaires d’autres pays du continent, de Nelson Mandela à Thomas Sankara », ajoute le fondateur d’Afrikajom Center.
Face à ce trublion qui multiplie les excès, Macky Sall a toutefois su gérer habilement, au cours des derniers mois, cette situation hautement sensible. Nombre d’occasions se sont en effet présentées qui auraient pu le conduire à appuyer sur le bouton incitant le parquet, via la chancellerie, à se saisir des paroles ou des actes de l’opposant, pour divers motifs. Dans les années 2013 à 2018, plusieurs responsables politiques, en particulier d’anciens « frères » du Parti démocratique sénégalais (PDS) puis quelques fortes têtes au sein de l’état-major du Parti socialiste (PS), pourtant partie prenante à la coalition Benno Bokk Yakaar (BBY, majorité présidentielle), n’ont-ils pas payé au prix fort leur défiance envers le chef de l’État ?
Avec Ousmane Sonko, Macky Sall semble avoir gardé le pied sur le frein de manière calculée, le laissant multiplier jusque-là, face à la caméra, les provocations et autres appels à l’insurrection pourtant passibles de poursuites judiciaires (offense au chef de l’État, atteinte à la sûreté de l’État, etc.). Même si, par ailleurs, la justice s’est montrée sans concession avec nombre de cadres et de militants de Pastef, dont des dizaines sont actuellement incarcérés pour divers troubles à l’ordre public.
« Le président de la République n’a rien fait pour judiciariser le cas Sonko. Jusqu’ici, aucune procédure n’a été initiée contre lui par l’État du Sénégal mais uniquement par des citoyens en leur nom personnel, en l’occurrence Adji.Sarr et Mame Mbaye Niang », résume un collaborateur de Macky Sall.
Narcissisme et manipulation
Le verdict de l’affaire Adji Sarr marquera-t-il la fin de cette relative impunité ? Le journaliste Madiambal Diagne, administrateur général du groupe de presse Avenir Communication, qui édite Le Quotidien, a régulièrement signé des éditos incendiaires contre Ousmane Sonko au cours des dernières années. « Depuis son entrée en politique, je ne pense pas qu’il ait véritablement changé. Il est animé par un sentiment narcissique très prononcé, est adepte des techniques de manipulation de l’opinion et de dénigrement de ses adversaires et tient des propos incitant à la violence. Ces travers ont seulement été mis en lumière par la stature qu’il a acquise depuis la présidentielle de 2019 », cingle-t-il.
Aline Sitoé Diatta, une féticheuse casamançaise qui figure au Panthéon des héros nationaux entrés en dissidence face aux colonisateurs français et à leurs supplétifs sénégalais, avait, elle aussi, bien avant Ousmane Sonko, appelé à la désobéissance civile. En pleine Seconde Guerre mondiale, elle s’était notamment opposée à la conscription des tirailleurs et avait refusé la culture imposée de l’arachide, produit d’exportation, au détriment du riz et d’autres cultures plus utiles aux populations.
Si Ousmane Sonko ne se revendique pas ouvertement de celle qu’on surnommait « la Dame de Kabrousse », il semble marcher dans ses traces, inconsciemment ou non. Condamnée au Sénégal puis déportée au Mali, Aline Sitoé Diatta y trouvera la mort dans une geôle, en 1944, du fait des privations. Si nul ne souhaite à Ousmane Sonko pareil destin, le verdict rendu ce 1er juin pourrait bien faire basculer le sien dans une tragédie politique susceptible d’embraser le Sénégal.