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ÉDITORIAL – Habib Bourguiba doit se retourner dans sa tombe. Le 21 février, le chef de l’État tunisien, Kaïs Saïed, a affirmé que la présence de « hordes » d’immigrés clandestins subsahariens était source « de violence, de crimes, de pratiques inacceptables », et relevait d’une « entreprise criminelle » visant à « modifier la composition démographique » du pays, et, partant, son « identité arabe et islamique ».
Après ce discours lunaire aux accents complotistes, on a assisté à une recrudescence des violences contre des ressortissants subsahariens, qui se sont précipités par dizaines à leurs ambassades pour être exfiltrés. Des pays tels que le Mali, la Guinée ou la Côte d’Ivoire ont donc affrété des avions pour rapatrier leurs citoyens. Surréaliste…
Le « grand remplacement » : une ineptie
Quelle mouche a donc piqué le président ? Comment en est-il arrivé à reprendre à son compte la fétide théorie du « grand remplacement » et à se muer en caisse de résonance des fantasmes de sa base. Alors qu’il s’était attelé jusque-là à désigner un ennemi intérieur – les spéculateurs, les suppôts de l’étranger, les affidés de l’ancien régime, les profiteurs, les corrompus –, voilà qu’il pointe une nouvelle cible, un ennemi de l’extérieur cette fois : les migrants, lesquels viendraient manger le pain des Tunisiens et saper l’identité de la nation. Une dérive populiste qui mène tout droit à la xénophobie.
Mais ne nous leurrons pas, certains adhèrent hélas à son discours. Le racisme, en Tunisie comme au Maroc ou en Algérie, n’est pas une vue de l’esprit. Mais, s’il est vrai que la société tunisienne a effectivement marginalisé sa propre communauté noire, certains progrès avaient été accomplis depuis la révolution, notamment avec la promulgation, en 2018, d’une loi pénalisant la discrimination raciale et permettant aux victimes de racisme d’obtenir réparation pour les violences physiques ou verbales subies.
Quelle ironie : les concitoyens de Saïed sont eux-mêmes la cible d’une rhétorique identique en Europe – après avoir traversé au péril de leur vie la Méditerranée – et accusés de tous les maux de l’enfer, boucs émissaires commodes désignés à la vindicte populaire par les Marine Le Pen, Éric Zemmour (lequel s’est empressé de féliciter Saïed pour sa « lucidité »), Giorgia Meloni et consorts…
Carton jaune de la Banque mondiale
Depuis, le président a essayé de réparer sa faute, sans vouloir pour autant s’excuser, mais le communiqué publié, les mesures censées calmer les esprits ou le rétropédalage du ministre des Affaires étrangères, Nabil Amar, n’ont eu que peu d’effets. Trop tard, trop peu, mal ficelés. Les dégâts pour l’image de la Tunisie, celle de ses citoyens comme celle de ses entreprises, sont considérables. Et certainement durables. La Banque mondiale, un des principaux bailleurs, a suspendu son partenariat cadre, des campagnes de boycott des produits tunisiens ont essaimé un peu partout sur le continent…
Kaïs Saïed était tout à fait en droit de tirer la sonnette d’alarme sur l’immigration illégale, sujet sensible mais réel qu’aucun dirigeant responsable ne peut occulter. Mais pas d’ethniciser ses propos, par ailleurs ineptes sur le fond comme sur la forme. Quelque part, c’est aussi le signe que l’Afrique subsaharienne ne l’intéresse guère, lui qui n’y a effectué aucune visite officielle et qui regarde plus volontiers vers le Moyen-Orient. Dommage, car cela représente des débouchés et des marchés potentiels pour les entreprises du pays…
Comment en est-on arrivé là ? L’élection de Kaïs Saïed en 2019 est la conséquence de vieux dysfonctionnements politiques devenus presque structurels. Après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, en 2011, le pays a été paralysé par la grande querelle entre islamistes et laïcs. Mais ni les uns ni les autres ne se sont montrés particulièrement aptes à résoudre les principaux problèmes : une économie atone, une corruption endémique, de profondes inégalités. Plus de huit ans après le déclenchement de la révolution, dégoûtés par l’indigence de leur classe politique, 73 % des électeurs se sont donc jetés dans les bras de ce professeur de droit réputé intègre mais sorti de nulle part, au programme électoral des plus flous.
Kaïs Saïed a passé une bonne partie de sa présidence à démanteler une démocratie balbutiante mais réelle, la seule qui soit née des printemps arabes. En 2021, il s’est accaparé tous les pouvoirs, ou presque. Exit l’Assemblée nationale, dissoute, les conseils municipaux et le gouvernement. Une nouvelle Constitution, adoptée à la hâte lors d’un référendum sans queue ni tête, lui a permis de gouverner en autocrate. Un choix pas vraiment éclairé… L’inflation a dépassé la barre des 10 % en janvier, le taux de chômage s’élève à 15 % (selon les chiffres officiels, mais c’est sans doute plus). Un tiers des diplômés universitaires et une part plus élevée de jeunes ne trouvent pas d’emploi. La monnaie nationale a perdu 55 % de sa valeur depuis 2011.
Opération de diversion ?
Croulant sous une montagne de dette publique, représentant 89 % du PIB, la Tunisie peine à payer ses importations. On a assisté à des pénuries de sucre, de pâtes et d’autres produits de base. Les pourparlers de sauvetage avec le FMI sont dans l’impasse. Alors, évidemment, nombre de Tunisiens rêvent d’ailleurs. Une enquête menée l’année dernière par l’Institut arabe des chefs d’entreprise a révélé que 71 % des diplômés souhaitent émigrer. Les plus nantis lorgnent l’Europe, le Golfe ou, autre ironie du sort, l’Afrique subsaharienne. Quant aux plus modestes, eux, ils tentent leur chance en Méditerranée. En 2019, année de l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed, plus de 2 600 personnes ont rejoint l’Italie par bateau. En 2022, ils étaient près de 18 000 à tenter la traversée…
Les Subsahariens jetés en pâture à la population par un président visiblement soucieux de faire diversion, eux, ne font que colmater les brèches d’un système économique à bout de souffle. La population active a diminué de 150 000 personnes l’an dernier. Les migrants occupent les emplois dont les Tunisiens ne veulent plus en raison des salaires trop bas pratiqués dans le BTP, la restauration, l’agriculture ou les services, entre autres. Le modèle tunisien, bâti depuis cinquante ans sur les bas coûts de production et donc sur les bas salaires, n’est plus qu’une relique.
De la haine de classe à la haine de l’Autre
Les prix et le coût de la vie flambent, le pouvoir d’achat de la population, dont les attentes sont considérables depuis 2011, fond comme neige au soleil. Ce n’est plus tenable, et c’est ce qui explique en grande partie l’émigration massive. Quant à l’immigration illégale, la Tunisie n’étant finalement qu’une étape vers l’eldorado supposé qu’est l’Europe, on est loin du « grand remplacement » : le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) estime à 21 000 le nombre de migrants sans papiers originaires d’Afrique subsaharienne. Même sous-estimé, même en multipliant ce chiffre par deux ou trois, on est loin de l’invasion décrite dans un pays de 12 millions d’habitants !
Racisme et populisme ont toujours fait bon ménage et ont, de tout temps et sous toutes les latitudes, représenté des leurres efficaces pour des dirigeants sans solutions. La haine de classe, qui cible les puissants ou les riches d’hier, ces « ennemis du peuple », est une autre arme que Saïed utilise volontiers. Tout comme ce souverainisme compulsif qui fustige les « ingérences » et les « diktats » de l’étranger et rencontre un écho favorable auprès d’une population soucieuse de trouver des coupables à ses difficultés croissantes. Que se passera-t-il quand il aura épuisé ses réserves de boucs émissaires et d’artifices ? Le roi sera nu… Ainsi va la Tunisie de 2023, sous la férule d’un homme supposé providentiel, qui regarde ailleurs alors que les problèmes s’accumulent sous son nez. Douze ans après une révolution censée mettre fin aux règnes des zaïms omnipotents et omniscients, c’est un véritable crève-cœur.