La comédienne Annabelle Lengronne dans le film de Léonor Serraille, « Un petit frère ». © Blue Monday Productions
Cheveux coupés très courts, peau ébène et silhouette longiligne frôlant le mètre quatre-vingt, Annabelle Lengronne en impose par sa stature. Son visage affiche un large sourire et ce malgré la fatigue accumulée d’une journée presse marathon. Cette après-midi-là, l’actrice qui fêtera ses 36 ans courant février, enchaîne les interviews dans un hôtel parisien pour défendre le deuxième film de Léonor Serraille, Un petit frère, dans lequel elle tient le rôle principal.
Après avoir raconté l’histoire d’une trentenaire qui tente de se reconstruire à Paris suite à une rupture amoureuse dans Jeune Fille – Caméra d’or au Festival de Cannes en 2017 –, la cinéaste brosse une nouvelle fois le portrait d’une femme, et ce sur plusieurs années. Rose tente elle aussi de bâtir les fondations d’une nouvelle vie, après avoir quitté la Côte d’Ivoire pour la France avec deux de ses quatre fils (interprétés, selon les époques, par Stéphane Bak et Ahmed Sylla).
Dans ce rôle, Annabelle Lengronne crève l’écran. Sans doute tient-elle d’ailleurs ici son premier vrai rôle de composition, et montre qu’elle est capable d’interpréter une mère-enfant à l’aube des années 1990, naviguant entre ses responsabilités parentales et ses désirs de femme, entre maturité et usure du temps.
Colorisme et harcèlement
Pourtant, il y a seulement quelques années, Annabelle Lengronne n’était encore que cette adolescente un peu énervée cantonnée aux rôles de banlieusarde. Comme dans Les Kaïra de Franck Gastambide (2012), ou encore dans La Fine Équipe signé Magaly Richard-Serrano (2016), dans lequel elle interprète une rappeuse prête à en découdre.
« C’est simple, pendant dix ans, j’ai joué la “angry black woman” – la femme noire en colère. Parce que, apparemment, quand on est foncée de peau, on est plus en colère que lorsque l’on est métisse ou claire, grince-t-elle. Dans ce schéma, la femme noire ne peut pas être sauvée, soit elle souffre seule, soit un Blanc la sauve à un moment », constate l’actrice qui a depuis pris du recul sur sa carrière. Cette colère-là, peut-être l’avait-elle intériorisée, sans doute était-elle déjà infusée en elle.
J’AI ADMIRÉ LE PANACHE DE CE PERSONNAGE. ELLE NE VEUT PAS AVOIR UNE VIE MEILLEURE EN VENANT EN FRANCE, ELLE VEUT JUSTE LA CHOISIR »
Pendant douze ans, Annabelle Lengronne est victime de colorisme et de harcèlement scolaire en Martinique, où elle a grandi jusqu’à ses 18 ans. Si elle trouve sa voie en rejoignant les cours de théâtre du lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France, où elle obtient son bac avec mention très bien, l’adolescente studieuse d’alors est isolée et incomprise. « J’avais de la rage en moi et j’attendais le théâtre comme quelque chose de salvateur. J’ai donc eu par la suite du mal à proposer autre chose que la colère à l’écran, avoue-t-elle. Et le système a aussi contribué à m’enfermer dans ce genre de rôles. »
Une actrice apaisée
On la découvre aujourd’hui plus apaisée, à un tournant de sa carrière et de sa vie, et dans un film aux ressorts romanesques qui révèle l’étendue de sa palette d’actrice. « Ce que j’ai admiré chez Rose, c’est son panache. Elle ne veut pas avoir une vie meilleure en venant en France, elle veut juste la choisir », tranche la comédienne.
Cette jeune femme doit renoncer à sa vie passée et à son métier d’enseignante en Côte d’Ivoire car son diplôme n’est pas reconnu en France. Elle exerce donc comme femme de ménage, dans un hôtel, pour nourrir ses enfants. Mais elle n’est pas un archétype pour autant. Elle ne survit pas, elle vit. Même lorsqu’il est question d’habiter dans un tout petit appartement et de faire des allers-retours entre Paris et Rouen pour conjuguer travail et vie de famille.
« Ses enfants lui prennent beaucoup de temps, son travail aussi, et le court laps de temps qui lui reste, elle s’autorise à le remplir d’expériences, notamment amoureuses. C’est valorisant de camper ce genre de personnage », soutient Annabelle qui a pourtant eu, au départ, des doutes en découvrant le profil du personnage. « J’ai eu peur de camper une femme de ménage noire, car il y a tellement eu de regards unilatéraux sur la souffrance de la femme issue de l’immigration qu’on en oublie que c’est tout simplement l’histoire de nombreuses africaines en France. Le regard que porte Léonor sur cette femme et ses enfants est plus complexe. C’est l’histoire d’une famille qui a tout simplement le droit de vivre son arrivée comme une découverte et non comme un parcours d’intégration contraignant », observe-t-elle.
Née dans le métro
D’ailleurs, l’actrice confesse avoir réalisé combien le personnage de Rose trouve une résonance profonde dans son histoire personnelle. Quand sa mère, originaire du Sénégal, arrive en France, elle est enceinte d’Annabelle et passe l’hiver 1986 dans le 19e arrondissement de Paris.
« Elle ne parlait pas français, elle était toute seule, on ne sait pas comment elle s’est débrouillée. Je suis née dans le métro parisien, à Châtelet-Les Halles, puis ma mère est repartie », détaille l’actrice qui ne connaît que quelques détails des circonstances de sa naissance. « Quand j’ai lu le scénario d’Un petit frère, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que la vie de ma mère aurait pu être celle de Rose, si elle était restée. » Annabelle, adoptée un an après sa naissance, ne fait néanmoins pas de ce projet une thérapie.
RIEN NE M’A PLUS RAPPROCHÉ DE MES ORIGINES QUE CE RÔLE »
Mais ce film – qui convoque surtout l’histoire familiale de la réalisatrice, en particulier celle de sa belle-mère –, a été pour elle une façon de rendre réel quelque chose qui ne lui a été ni dit ni transmis. Et de se créer un lien avec l’Afrique qu’elle pensait jusqu’alors quasi inexistant. « Rien ne m’a plus rapproché de mes origines que ce rôle », reconnaît-elle.
Difficile en effet pour celle qui a été élevée par un couple de parents français et blancs d’invoquer une africanité qui serait inhérente à sa personne. Comme cet accent qu’elle emprunte, avec justesse, pour camper le personnage de Rose. « J’ai énormément pris le temps de parler de cette question à la production et à Léonor, ça m’a énormément stressée car je voulais le faire dans le respect. Audrey Kouakou, qui joue ma cousine Eugénie à l’écran, est ivoirienne et m’a accompagnée dans cet apprentissage. Je l’ai beaucoup écouté parler », confie celle qui peut compter sur son instinct.
Voyage initiatique
Si ce rôle a tout du voyage initiatique, il coïncide aussi avec un premier séjour à Dakar et à Saint-Louis qu’Annabelle effectue seule en 2021, avant de réitérer l’expérience l’année suivante pendant la Coupe d’Afrique des nations. « Il y avait tellement de liesse que j’ai vécu ce deuxième voyage comme si c’était le premier. La première fois, j’étais traversée par des émotions bien trop diverses, le stress se mêlait à la joie, la tristesse à l’émerveillement. Aujourd’hui, j’apprivoise tout cela à mon rythme tout en étant très fière d’être originaire du Sénégal. »
Partageant l’affiche avec Stéphane Bak (Twist à Bamako) et Ahmed Sylla (L’Ascension, Tout simplement noir…), elle est consciente d’appartenir à une nouvelle génération de « raconteurs d’histoires » nettement plus visible à l’écran que ses ainés. Quand on mentionne le succès d’Alice Diop, de Ladj Ly, de Jean-Pascal Zadi et consorts, la comédienne rebondit tout de go et cite pêle-mêle Steve Achiepo, Maïmouna Doucouré, Jimmy Laporal-Trésor… « Il y a une avalanche de talents, c’est fou. »
Reste la question de savoir qui peut raconter ces histoires. « Si on décide que le cinéma est réservé à une élite, et bien les histoires aussi seront réservée à cette élite. Mais ce principe-là est en train de se déliter. Car les récits africains ou de la diaspora ont toujours existé, mais on n’avait pas la possibilité de les transmettre. Aujourd’hui, on n’a plus besoin de faire une école de cinéma pour devenir réalisateur, il y a d’autres moyens pour cela, merci Ladj Ly », sourit l’ancienne étudiante à l’école de théâtre parisienne Claude Mathieu.
Une reconnaissance des cinéastes noirs qui permet selon Annabelle Lengronne une cohabitation sereine avec les récits portés par des cinéastes blancs, comme c’est le cas pour le film de Léonor Serraille ou des Tirailleurs de Mathieu Vadepied. « Ces histoires méritent d’être racontées, qu’importe que le réalisateur soit noir ou blanc. Tous participent à la quantité de rôles qui sont aujourd’hui proposés aux personnes noires », réalise celle qui jouait Conso, une prostituée en quête de liberté dans Filles de joie de Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne en 2020, aux côtés de Sara Forestier et Noémie Lvovsky. Un autre portrait de femme, à la marge, qui malgré la précarité se bat pour son émancipation.
J’AI AUSSI DES CHOSES À DIRE EN DEHORS DES PLATEAUX »
La même année, alors qu’elle est en promotion pour défendre ce même projet sur le plateau de Ciné le mag diffusé sur Canal+ Afrique, Annabelle Lengronne cite Assa Traoré quand la présentatrice Claire Diao lui demande quelle femme noire l’inspire. Une mention qui lui vaudra d’être coupée au montage.
Trois ans après, la comédienne se dit fière de ne pas s’inscrire dans le cliché de l’actrice aux réponses consensuelles. « Je dis des choses à travers les films et le personnage que j’incarne, mais j’ai aussi des choses à dire en dehors des plateaux. Cette affaire n’a fait que renforcer mon combat contre toute forme de néocolonialisme et contre la censure », assume-t-elle.
Si elle ne regrette pas ses propos, Annabelle s’inspire aujourd’hui d’une autre figure féminine, sa mère biologique. « Je me suis inspirée d’elle pour lui parler dans Un petit frère. Elle n’a pas de visage, je ne l’ai jamais vue, et c’est super fort d’en tirer malgré tout une création artistique. Et de voir les fruits de cette inspiration récompensée (au festival international du film de Stockholm 2022, NDLR) par un prix d’interprétation. »
Un petit frère, de Léonor Séraille avec Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Kenzo Sambin et Ahmed Sylla, en salles le 1er février 2023